"Advaita Védanta, Théorie et pratique" par Chérudek


La discussion qui suit démarre sur un forum avec une question concernant le livre de Dennis Waite dont la photo est ci dessus. Cet ouvrage sur l'Advaita Védanta est extrêmement pointu, avec de nombreuses références aux maîtres advaitins anciens comme modernes, et reste en même temps accessible à tout chercheur possédant quelques prérequis sur l'hindouisme. Un membre du forum répondant au pseudo de Cherudek, disciple de Francis Lucille et Rupert Spira, rentre dans la discussion afin d'éclairer le point de vue advaitin. Son discours est lumineux. J'ai compilé questions et réponses afin de rendre un aspect satsang à l'ensemble.

*-*-*

Question: 
certains d'entre vous ont ils lu ce livre et qu'en pensent ils?
"L'Advaita Vedânta : Théorie et pratique" par Denis Waite

Et plus précisément, comment pratiquer "l'advaita vedanta" dans le monde occidental ??

Cherudek:
Je n'ai pas lu ce livre, mais sa 4ème de couverture et les évaluations que l'on peut trouver sur l'Internet. Il semble que l'auteur ait rédigé son livre pour défendre la tradition advaitin contre un mouvement contemporain qui est le néo-advaita. Cette querelle de chapelle (très légitime par ailleurs, on pourrait en discuter) peut éventuellement nuire au contenu concernant l'advaita, ce qui semble votre but premier d'après votre question. Enfin, l'advaita vedanta a une histoire plusieurs fois millénaires, et un auteur ancré dans la tradition pourra paraître hermétique si l'on a pas une connaissance préalable des éléments culturels indiens (Krishna et le panthéon indien, les symboles, etc.)

Donc, je dirais : sauf à ce que vous soyez déjà profondément ancré dans l'advaita au point de vous intéresser à ses controverses subtiles, ou que vous soyez un chercheur historique, ce livre pourrait vous ensevelir sous beaucoup de notions culturelles/philosophiques malgré son authenticité et la sincérité de son auteur.

Si votre recherche est plus directe, c'est à dire rechercher la vérité elle-même plutôt que ce qu'ont en dit au présent ou au passé d'autres chercheurs, autant vous tourner vers des auteurs ou des enseignants qui ont les mêmes références culturelles que vous, voire idéalement la même langue maternelle. L'advaita est une voie vivante, toujours présente dans le monde moderne, donc autant l'aborder dépouillée de ses habits antiques ou culturels lointains.

Pour décrire les enseignements, il y en a de trois sortes :
- les enseignements traditionnels indiens
On les trouvera dans les ashrams de l'Inde, ou en lisant les écrits anciens. La Baghavad Gita, surtout le récit de Krishna à Arjuna, mais aussi l'Asthavakra Gita sont des textes advaitins purs. Des enseignants contemporains peuvent être lus, comme Ramana Maharshi, Nisargadatta Maharaj, Atmananda Krishna Menon, Swami Prajnanpad et, probablement à rattacher à l'Advaita, Jiddu Krishnamurti. Il y en a bien d'autres.

- les enseignements "traditionnels" occidentaux
L'advaita ("non-deux") est appelé maintenant la Non-dualité (Non dualism pour les anglophones). Beaucoup d'auteurs anglophones l'enseignent. Ils peuvent être décédés, comme Robert Adams, Brunton, et on peut aussi sans doute y rattacher l'enseignement de Douglas Harding.
Un excellent site américain (stillnessspeaks) répertorie les sources non dualistes. L'auteur de ce blog est lui-même un non-dualiste accompli, et la source est gigantesque en quantité mais aussi en qualité.
Il existe aussi des blogs francophones dédié à l'advaita (eveilimpersonnel par exemple)

Les enseignants vivants sont nombreux, et tout à fait authentiques et accessibles. Rupert Spira, Francis Lucille sont ceux que je connais personnellement, on peut citer aussi Jeff Foster, Michaël Szyper. Ceux qui apprécient un fond culturel bouddhiste pourront lire Adyashanti, et pour un fond culturel chrétien Eckart Tolle. Il y a des dizaines d'enseignants de la non-dualité, chacun a une histoire, une personnalité et donc une modalité d'enseignement différente. On doit cependant distinguer les "témoins d'éveil" (Betty, Della, Gérard, Yolande, Nicole Montinéri) des enseignants, les premiers pouvant devenir parfois les seconds par la suite, mais dans leur étape de témoin, ils ne proposent pas démarche pédagogique.

- les enseignements "néo-advaita"
Depuis une vingtaine d'années, des enseignants ont abordé l'advaita sur un plan uniquement intellectuel avec plusieurs voies différentes. Certains l'ont fait parce qu'ils en ont peut-être eu une compréhension incomplète, d'autres parce qu'ils ont eu un éveil spontané et que pour eux, c'est tellement évident que l'enseignement se résume à ça : "Cela est évident, et puisque c'est évident, vous n'avez rien à faire, vous êtes déjà éveillé sans le savoir".
On peut essayer de ranger dans les néo-advaita Andrew Cohen ou Tony Parsons.

Le débat sur le néo-non dualisme n'est pas sans intérêt.
La démarche n'est pas criticable en terme de vérité, mais elle est éventuellement trompeuse en terme de pédagogie, car elle peut laisser entendre que l'élève n'a rien à faire, il doit juste comprendre intellectuellement, puis vivre sa vie.
Or on peut y objecter deux choses :
D'une part, l'enseignement traditionnel de la non-dualité est basé sur la compréhension intellectuelle associée à des exercices corporels. Cela est rendu nécessaire par le fait que l'idée que l'on est séparé du monde est ancré autant dans nos croyances mentales que dans notre ressenti physique, et qu'il faut traiter les deux aspects par des exercices intellectuels (la discussion du Satsang) mais aussi sensoriels (la méditation, le yoga dans des formes adaptées à l'enseignement, on peut y associer l'exercice de "l'homme sans tête" de Douglas Harding). L'éveil est une compréhension, mais elle n'est pas qu'intellectuelle, bien au contraire : une fois le mental satisfait, il est nécessaire d'aller plus loin et de comprendre la vérité "avec le corps".
D'autre part, le but de l'advaita vedanta est d'être heureux, point. Une compréhension intellectuelle, si elle ne rend pas heureux le chercheur, manque son but. Qu'est-ce que le bonheur ? C'est le sentiment profond que rien ne manque. La vie devient alors légère et belle, les évènements harmonieux, les désirs et les frustrations s'apaisent. Les non-dualistes reprochent aux néo-non dualistes de rater ce but et d'égarer l'élève : comme le dit un enseignant, "il vaut mieux être heureux et non éveillé qu'éveillé et misérable".

Le néo-advaita, en proposant l'évidence comme seul argument, fait peut-être se perdre des chercheurs qui pensent que tout est là et qu'il n'y a qu'à attendre pour devenir heureux... Il n'est cependant pas inutile de lire les livres de Tony Parsons, ils sont drôles et décapants, et donnent un aperçu du vécu de quelqu'un qui est éveillé dans la vie moderne. Mais il est plutôt un témoin qu'un enseignant, car l'enseignement, cela demande de la méthode et de la pédagogie... et des efforts de la part de l'enseigné !


Je reviens à l'enseignement traditionnel occidental de l'Advaita, que je recommande donc aux chercheurs qui brûlent du désir de connaître la vérité et la rejoindre. En français, Jean Klein est sans doute un auteur essentiel de l'Advaita contemporain, sa lecture donnera un aperçu de la "voie directe".

Ce qualificatif vient du fait que l'enseignement de la non-dualité ne diffère pas beaucoup d'autres enseignements mystiques (soufisme de Rûmi, christianisme de Maître Eckart), ce qui laisse penser qu'au-delà des religions et des enseignements dualistes (où moi et Dieu sont distincts), le croyant arrive à un stade où une autre hypothèse devient possible (Je et Dieu sont un). Ainsi toutes les religions ou dogmes arriverait à un chemin final mystique, comme l'avion qui lorsqu'il arrive à l'aéroport, doit nécessairement s'aligner avec la piste d'atterrissage, quelque soit l'endroit d'où il vient.

L'Advaita Vedanta est appelée "voie directe" car il commencerait là où l'élève n'est plus le croyant d'une religion, mais un chercheur prêt à se dépouiller de tous ses concepts et conditionnements, jusqu'à son individualité même. Cet effort extraordinaire, semblable à la mort (et vécu comme tel éventuellement), n'est possible que s'il est porté par un amour de l'absolu qui dépasse les peurs et les attachements sécurisants au monde matériel et intellectuel. Le chercheur peut donc aborder directement des concepts nouveaux sans qu'ils soient transformés par des traditions ou des croyance. Dans la non-dualité, on parle de l'essentiel, directement, sans rites, sans idées pré-conçues et sans prêtre.

Jean Klein a reçu son enseignement en Inde dans les années 50, à la fois advaitin et d'une tradition tantrique. Il a eu des élèves, et certains enseignent encore : Francis Lucille, Rupert Spira, Jean-Marc Mantel, Eric Baret, et sans doute d'autres.

Donc, pour revenir à votre question : oui, l'advaita vedanta peut être pratiqué avec succès dans le monde occidental, des centaines de chercheurs de vérité assistent chaque année à des retraites, des conférences ou des webinars par Internet, en France ou dans le monde, et les sources authentiques sont nombreuses. Le XXIème siècle, avec l'Internet et la grande liberté d'expression qui caractérise nos sociétés, est sans doute un âge d'or pour l'enseignement de l'Advaita, qui est resté souvent enfoui dans l'hermétisme et la discrétion au cours des siècles passés, du moins dans les régions des religions révélées (cf. les difficultés qu'a rencontré Maître Eckhart en Europe).

Ce serait dommage de ne pas profiter de cette chance si vous vous sentez attiré par ce thème.


Question:
mais je bute sur des questions telles que :
si j'ai mal au dents, comment ne suis-je pas, même un peu, le corps ?
si je suis licencié, comment ne suis-je pas, également un "objet social " ?
si je traverse la rue devant une voiture , comme ne suis-je pas, encore plus , "le corps" ??

Cherudek:
L'advaïta (ou la non dualité) ne dit pas que l'on n'est pas le corps : on est *aussi* le corps, un objet social et éventuellement une cible à automobile... La confusion vient d'une des méthodes de l'Advaita, le "neti-neti", ce qui veut dire "je ne suis pas ceci, je ne suis pas cela".

En fait, il faut revenir à une définition des termes pour bien se comprendre. La non dualité définit la Conscience (ou l'être, ou l'Atman, bref, le principe essentiel de ce que nous sommes) de la manière suivante : Ce qui comprend les mots sur cette page, vous qui les lisez à cet instant même.

Puis elle suggère d'observer ce que perçoit cette conscience, et que l'on peut répartir en trois catégories de phénomènes apparaissant à notre conscience : les phénomènes sensoriels (venant des cinq sens), les perceptions internes du corps, et les pensées. Tout cela est perçu par la conscience, telle que définie plus haut.
[remarque : en fait, ces trois types de perceptions se résument à une seule : des pensées, puisque toutes sont des phénomènes électro-chimiques que notre corps et notre cerveau traduisent pour être perçus par notre conscience]

On peut noter que ces trois types de perceptions correspondent à trois genres d'objets ou de phénomènes : le monde environnant est perçu par les sens (autrui, les arbres, les objets matériels), le corps est perçu par les perceptions internes (sa position, les points de contact avec le fauteuil), l'univers mental est perçu sous formes d'images et de pensées.

La question essentielle qui est poursuivie par le chercheur est la suivante : que suis-je ? Il est important d'accéder à une compréhension intellectuelle de la réponse, mais aussi expérientielle, sans quoi le chercheur n'aura acquis qu'une croyance. L'advaita nécessite de réfléchir et de raisonner à partir de ce que perçoit son propre corps : tout le monde est donc suffisamment équipé pour comprendre !

L'Advaita suggère que nous ne sommes pas les objets que nous percevons, parce qu'ils sont changeants et qu'ils pourraient être des illusions. Il faut donc trouver ce qui est dans notre champ de perception et qui ne change pas.

L'une des méthodes est donc le fameux "neti-neti" : le chercheur examine un à un les objets qu'il perçoit et se pose la question "suis-je cet objet ?" et il rejette l'objet si la réponse est "non". Pour certains objets, c'est facile : les objets du monde extérieur, les tables, chaises, animaux, maison, etc. Pour la perception intérieure, le corps, c'est plus délicat : suis-je ce corps qui change ? Suis-je ce processus de pensée ? Ce souvenir de mon enfance ?
Si "oui", il faut examiner très sérieusement les raisons qui nous poussent à croire que cet objet perçu est soi. Ce peut être, pour le corps, parce qu'on le commande, ou parce que ce que l'on ressent, le voisin ne le ressent pas (pensée, douleurs) par exemple. L'Advaita a une réponse pour chaque problème posé, mais incite le chercheur à ne pas croire ce qui est proposé : il doit, par le raisonnement ou l'expérience propre, admettre que ce qu'il pensait être une preuve de son identité, n'est pas si solide qu'il le pensait.

Ce processus est éventuellement déstabilisant et beaucoup de résistances apparaissent, parfois très subtiles à détecter car à chaque fausse preuve découverte, c'est l'identité propre qui est fragilisée (au sens de la métaphysique, pas au sens psychiatrique heureusement !). A la fin du neti-neti, ce questionnement qui rejette ce que je ne suis pas, il ne reste rien car aucun objet n'est inchangeant. Et pourtant j'existe avec 100% de certitude. Alors ? Que suis-je ?

Là, il faut faire deux remarques.

L'une est générale, afin d'offrir une vision globale du cheminement du chercheur : au début il se croit "lui", ensuite il conclut qu'il n'est "rien", et enfin, dans une troisième phase, il comprend qu'il est "tout" (ces trois phases prennent des années, au mieux trois à quatre ans de recherche sincère). La méthode pédagogique du "neti-neti" s'inscrit entre le début et la fin de la phase deux, elle n'est pas une vérité, mais une étape pédagogique. C'est pour cela que lorsqu'on lit "je ne suis pas le corps", cela surprend. C'est seulement un passage, nécessaire du point de vue de l'évolution du raisonnement, mais pas du tout un principe que poserait la non-dualité.

L'autre remarque est méthodologique : l'advaita ne vise pas à prouver que nous sommes la Conscience universelle et illimitée, mais à démontrer que notre croyance d'être un individu séparé n'est pas fondée sur des preuves solides. Le chercheur va donc tester chaque "preuve" qu'il est ce corps isolé, et de fait, aucune de ces preuves ne va s'avérer probante. Elles s'avéreront être des simples croyances, dont l'intensité et la variété varie d'un individu à l'autre. A l'issue de ce cheminement et par ce dépouillement des conditionnements, les possibilités deviendront équivalentes entre "je suis un individu séparé" (avoir une "âme" individuelle), ou bien "je suis la Conscience universelle". Sans pouvoir trancher pour l'un ou l'autre...
Dans cet état "ni-ni", parfaitement neutre entre les deux possibilités, le chercheur s'ouvre alors à l'accueil de quelque chose de nouveau, car plus aucun concept n'encombre son mental pour empêcher cette irruption. L'éveil est l'émergence de cette compréhension, dont la partie intellectuelle n'est que le reflet (pâle et maladroit) de ce qui est compris de manière profonde : je suis tout, je suis l'Univers.

Pour revenir à vos trois questions, si vous avez mal au dents, vous êtes effectivement ce corps souffrant, et vous êtes également le fauteuil du dentiste, le dentiste lui-même, le plafond de son cabinet, et le ciel que vous voyez au travers de la vitre. Si vous êtes licencié, cela vous arrive vraiment, mais comme cela arriverait au personnage d'un roman dont vous partagez les difficultés émotionnelles : lorsque vous refermez le livre ou éteignez la télévision, vous ne vous souciez plus tellement des personnages et de leurs péripéties, car bien que vous ayiez partagé leur vie, vous savez que vous n'êtes pas eux. Et si une voiture vous renverse, l'individu renversé aura des fractures et peut-être va mourir, mais Vous, la Vie, vous continuez à être.

Lorsque l'on a compris (au sens le plus profond), que l'on est tout cela à la fois, on est la Vie et la Vie ne s'arrête jamais : on comprend que l'on est immortel (pas le petit moi, pas le corps) et que tout ce que l'on perçoit n'est qu'un spectacle fait de perceptions (externes et internes) qui n'ont de réalité que par notre présence, nous, le Percevant.

Pour arriver là, il faut d'abord démonter le "logiciel" que nous ont inculqué notre entourage depuis la petite enfance, en nous appelant par un prénom et en nous désignant du doigt, en prétendant que nous avions un libre-arbitre et que nous étions responsable de nos action, etc. Ce démontage se fait en se démontrant, par le raisonnement et l'expérience menée de manière honnête, que les preuves qui nous font croire que nous sommes cet individu distinct ne sont en fait pas des preuves solides. C'est le chemin de la non-dualité, une aventure intérieure dont l'objectif est la vérité.


Question:
Et quelles sadhanas proposez vous pour progresser ???
et faut il d'ailleurs des sadhanas ?
rester assis sur son canapé à ne rien faire peut il marcher aussi ??

Cherudek:
Je vous propose de relire la première de mes réponses, qui aborde ces points.

Si vous entendez par "sadhana" le chemin du chercheur, il vous est propre : même à l'arrêt, c'est "votre" sadhana.
Dans mon premier message j'ai évoqué plusieurs types d'enseignement, et j'ai précisé que j'avais suivi l'enseignement de Francis Lucille et de Rupert Spira, des élèves de Jean Klein. Francis Lucille est franco-américain et il a une formation de scientifique à l'origine, sa pédagogie de l'advaita est donc très structurée et rationnelle. J'ai moi-même une formation plutôt rationnelle et scientifique, son enseignement m'a donc convenu. Si vous souhaitez l'écouter ou le questionner, il sera à Montpellier le 8 juillet, une recherche sur Internet vous donnera les informations nécessaires. Rupert Spira est initialement un artiste, très méticuleux et appliqué, son style est différent mais il est également un enseignant que je recommande.

Sur la question "rester assis sur son canapé", c'est ce que laisse entendre le néo-advaita et je réponds : non, trois fois non. Si vous êtes parfaitement heureux, alors il n'y a rien à faire, mais si vous pensez que votre vécu pourrait être meilleur, mettez-vous en marche et ne vous laissez plus arrêter ou détourner de votre but : comprendre ce que vous êtes, pour être heureux.
Car pour savoir ce dont vous avez besoin, il vous faut d'abord savoir ce que vous êtes. Et personne d'autre que vous ne peut le découvrir.

Ne rien faire est une résistance, c'est la première qu'il faut dépasser. Lisez, déplacez-vous pour écouter des enseignants, surtout posez-leur les questions qui vous brûlent les lèvres. C'est très important, car la réponse apportée à la question de quelqu'un d'autre peut vous paraître adaptée à votre situation, mais n'aura pas la valeur d'une réponse à *votre* question. Ne renoncez pas à votre question tant que la réponse ne vous paraît pas claire ou complète.

Dites-vous qu'il y a encore cent ans, c'était une épreuve que d'aller voir un enseignant, les voyages étaient longs, les livres rares... notre époque a facilité et aplani les difficultés pour le chercheur, il faut en profiter. Votre curiosité pour le sujet n'est pas un hasard, suivez votre intuition avec enthousiasme et persévérance.

En spiritualité, on affronte ses propres conditionnements et ils sont solides, bien que soi-même on ait parfaitement les moyens de les défaire. Il faut donc être sérieux et se donner les moyens de son ambition : comprendre. C'est là que le chemin débute vraiment.

Dans un de ses livres, Vivekananda définit trois méthodes pour atteindre l'éveil (trois sadhanas dans le sens où vous l'avez défini) : le karma yoga, le bakti yoga et le Jnania yoga (ma transcription du sanskrit est libre, excusez-m'en).

Le karma yoga est la voie de ceux qui vivent une vie de travail, dans leur famille, à s'occuper de leurs jeunes enfants et de leurs parents vieillissants. Dans cette voie, il comprennent la vie au travers de ses difficultés et de l'observation de leurs réactions dans ce contexte.

Le Bakthi yoga est la voie de la dévotion, de ceux qui se donnent entièrement au service de Dieu. Ce sont les moines, les ermites, les errants. Leur amour pour l'absolu est complet et ils y sacrifient toutes leurs possessions matérielles ou affectives. C'est la voie de l'amour, du dévouement.

Le Jnania yoga est la voie de la connaissance, où l'on va participer à des Satsangs (des discussions sur la vérité) avec des maîtres, où l'on pratique la méditation spirituelle (l'attention sans concentration) et le yoga assidument pour observer le corps dans l'immensité de la Conscience, où l'on lit et l'on questionne, où l'on fréquente la sangha c'est à dire les amis sur la voie.

Vivekananda ne met pas une des voies au-dessus des autres, les trois amènent à la compréhension, mais chacune d'elle est plus appropriée à certains d'entre nous. La recherche dont j'ai parlé plus haut est le troisième des yogas décrits par Vivekananda, la voie de la connaissance : méditation, discussions, rencontres, lecture et exercices de perceptions corporelles.


Question:
Qu'est-ce que l'ignorance selon l'Advaita ? 

Cherudek :
L'ignorance : "Avidya" en sanskrit. C'est l'oubli volontaire par la Conscience de son origine propre et de ses connaissances, lorsqu'elle "s'incarne" au travers d'un humain.

Ce choix d'oublier sa vraie nature est volontaire et peut-être modifié à tout moment. Lorsque la Conscience décide de se remémorer sa vraie nature, l'ignorance se dissipe et c'est ce qu'on appelle l'éveil.

Il faut voir cela comme un jeu, comme des enfants qui joueraient aux gendarmes et aux voleurs : il font semblant d'oublier qu'ils sont des enfants, le temps du jeu, ce qui le rend plus excitant. Les Indiens appellent cela "Lila", le jeu divin.

La Conscience (ou l'Un, ou la Réalité, ou Dieu, ou la Présence, etc.) est hors du temps, de l'espace. Elle n'est pas un objet ou un phénomène, mais une action (celle de percevoir sa création simultanément). Elle a des qualités intrinsèques immatérielles que l'on peut ressentir : l'intelligence, la beauté, l'amour, l'éternité, le sentiment d'exister.

Ce sont ces qualités que nous percevons et qui nous rendent heureux. Notre ignorance (avidya) fait que nous pensons qu'elles viennent des objets que nous possédons (la poupée, le jouet, et plus tard le compagnon ou la compagne, la belle voiture ou les belles chaussures, etc), si bien que nous sommes attachés à eux et souffrons lorsqu'ils nous manquent, changent ou disparaissent.

Lorsque l'on dit "le monde restera ce qu'il est tant que l'ignorance continue", cela veut dire : tant que la Conscience jouera à percevoir sa propre création au travers de ses créatures, l'ignorance sera nécessaire. C'est un peu comme un roman policier : s'il n'y a pas un cadavre, on s'ennuie ferme... Il faut mettre un peu de piment, et si vous êtes l'auteur du roman, c'est une nécessité d'oublier la fin pour garantir le suspens ! la Conscience s'oublie donc pour que le feu d'artifice des émotions, des peurs et des joies du monde matériel soit plus intense.

L'ego n'est pas une entité, mais une variante mentale de l'instinct de survie, un mécanisme qui est sur-stimulé par cette croyance en la finitude de l'être et qui nous pousse à tous les extrêmes de l'egoisme pour survivre. L'ignorance est donc la source de la souffrance psychique des humains.

La fin de l'ignorance pour le chercheur est le but de l'advaita. Il n'y a aucune nécessité à changer le monde, même en amenant d'autres humains à l'éveil, car lorsqu'on réalise qu'on est pas un individu séparé, les autres ne le sont pas non plus : les humains sont à la Conscience ce que les doigts sont à une main : le même être sous plusieurs formes. Personne ne meurt. D'ailleurs, il n'y a personne nulle part ! Il n'y a que la Conscience sous une infinité de formes, jouissant de sa propre création merveilleusement réalisée.

La mort ou les difficultés de la vie sont les péripéties d'un personnage de roman, qui ignore qu'il n'est qu'un être de papier...


Question:
J'ai deux amis en train de mourir... Quel est le point de vue de l'Advaita Védanta sur la mort ?

Cherudek:
Une extraordinaire qualité du monde, c'est sa plasticité vis à vis de la Conscience qui le crée d'instant en instant.

Si la Conscience veut croire qu'elle est ce corps-mental individualisé, l'environnement y répond complètement. A l'inverse, si elle décide de dissiper l'ignorance et de redevenir cet être universel qui est toutes choses, le monde y répond avec la même adéquation.

Ainsi, la solitude, l'angoisse, le sentiment d'incompréhension sont ressentis dans l'ignorance.
La perspective de la mort prend une connotation tragique du fait de cette unicité qui va s'éteindre.
La relation à autrui est subtilement tendue par l'altérité, qui teinte l'amour d'une préférence pour des critères ou le justifie par des motifs.

Sans l'ignorance, le monde est vécu de manière différente, et aussi il se comporte différemment.
La mort de l'autre est une tristesse sans souffrance, parce que l'on sait que rien n'est perdu, c'est seulement la fin d'une expression particulière.
La relation à autrui devient familière, même vis à vis d'un inconnu : c'est bien Soi que l'on a en face de soi et la rue est peuplée de Soi-même multiplié à l'infini. Il n'y a plus d'attente de l'autre, l'amour devient inconditionnel car on ne peut que s'aimer soi-même, avec bienveillance et sans exigence en retour. Et étonnamment, autrui change son comportement, comme s'il y avait une résonance, une reconnaissance sous-jacente : les gens que l'on rencontre se détendent discrètement, la relation est plus aimante, même lors d'un conflit matériel. Cette "décontraction" et cette reconnaissance familière s'étend aux objets et aux animaux. A la boulangerie, je m'achète du pain à moi-même. Au travail, je traite avec moi-même dans d'autres rôles. Et les autres "moi-même" ressentent cela inconsciemment, ce qui rend la relation différente.

C'est très difficile à faire comprendre à quelqu'un qui est dans l'ignorance au sens advaitin : qui veut être "lui seul", c'est-à-dire qu'au travers de son existence, la Conscience *veut* rester séparée du reste du monde. Car tout ce qu'il perçoit va dans le sens de sa croyance : tension, misère, solitude. Tout ce que l'on peut lui dire, c'est qu'il existe une autre manière de vivre le monde. La Conscience le sait bien, mais si elle préfère vivre de façon tragique, c'est son choix et il faut le respecter. Empêcher un enfant de jouer à un personnage en lui disant "Ne te souviens-tu donc pas que tu es l'enfant, et pas ce personnage que tu joues ?" peut le rendre amer et agressif en retour, et légitimement, car on vient de lui gâcher son jeu !

Krishnamurti parlait de la "première et la dernière liberté" : la Conscience peut décider de Se reconnaître, c'est sa seule liberté dans l'incarnation : en sortir ! Ou bien elle peut décider de S'identifier à l'histoire du corps-mental, c'est alors sa dernière liberté, car l'individu identifié n'a plus aucune liberté, aucun libre-arbitre, aucune volonté propre ni contrôle sur ses actions ou ses pensées. Il est le produit de son conditionnement, il y est emprisonné. La Conscience y goûte Son rêve, maya, dans la perfection de l'illusion qu'Elle crée.

La mort d'êtres chers peut ainsi être perçue comme la fin d'un spectacle merveilleux, unique et éphémère, où il n'y a personne qui meurt. Ce peut être également vécu en tant qu'individu comme une perte poignante qui nous renvoit à l'injustice de notre propre fin, une histoire dont toutes les issues sont inévitables et tristes, comme dans la tragédie grecque.


Question:
Eh bien, je dis non. La mort de l'autre est une souffrance, une vraie souffrance.

Cherudek:
C'est peut-être sur la définition de la souffrance qu'il faut apporter une précision. Un peu comme en médecine, on peut distinguer la douleur physique de la souffrance psychologique qui l'accompagne souvent. La première est un signal nerveux, la seconde un vécu psychique.
La mort de l'autre est une source de tristesse, je vous rejoins sur ce point et il n'est pas question de nier les émotions : l'advaita n'est pas un "rabot" qui rendrait insensible l'humain.
C'est plutôt qu'à la mort d'autrui, il n'y a pas de souffrance psychique par ce que l'on "sait" que l'autre, son essence intime, n'a pas disparu (et je ne parle pas ici de réincarnation : elle n'existe pas dans l'Advaita).
Le décédé était une expression de la Vie, et ce spectacle-là s'est achevé. Nous sommes tous des œuvres d'art éphémères, comme des bouquets de feu d'artifice. A la fin du spectacle, on regrette que cela doive se finir, mais on est reconnaissant aux artificiers pour ce don magnifique.
En résumé, il y a tristesse, mais plutôt sous la forme d'une douce nostalgie, pas d'une souffrance. Celui qui souffre, c'est l'être séparé.

Question : 
je soutiens mordicus que la conscience n'a rien à voir avec la liberté; notre liberté est illusoire et factice;
Cherudek:
Et je suis (avec d'autres) bien d'accord avec vous lorsque l'on considère l'individu. Ce que vous appelez "inconscient", je le nomme "conditionnements", le résultat mécanique de l'accumulation de nos bagages génétique, familial, culturel et expérientiel.
Donc, l'humain n'a aucun libre arbitre. Pour exemple, on pointera sur l'incapacité à choisir ou même arrêter ses pensées, alors qu'elles sont le déclencheur de nos actions (*).
En revanche, contester la liberté d'action à Ce qui crée l'univers, ce serait considérer qu'Il est soumis à plus libre que Lui. Si la Conscience (ou Dieu, ou la Réalité, etc.) est le principe ultime de la conscience de tous les êtres et de création d'instant en instant de l'univers, on peut lui accorder la liberté complète dans ce qu'il fait :)
Aussi, quand l'individu, non libre, se remémore Ce qu'il est (la Conscience), il retrouve la liberté. Concrètement, et pour ce que j'en sais, cela se manifeste par un abandon volontaire et joyeux aux évènements, aux émotions, allant ainsi de surprise en surprise sans être attaché au résultat des actions.

(*) : bien que cela même soit contesté, cf; Libet et Coll : dans le cerveau la décisin d'effectuer l'action survient après le début du stimulus moteur, comme si le cortex frontal s'attribuait le mérite de quelque chose dont il n'est pas la cause


Question:
Je suis toujours surpris qu'on se réfère toujours aux écrits de nos vieux sages ; ils ne savaient strictement rien du fonctionnement même de notre corps, et encore moins du cerveau. Je voudrais pouvoir ramener ces braves gens, Socrate, Platon, Krishnamachin...à notre époque ; ils feraient des yeux grands comme des soucoupes...volantes bien entendu...

Cherudek:
Pour ce qui est de Krishnamurti, c'est un auteur contemporain mort en 1986. Mais vous confondez l'expérience de la perception du monde (et tout passe par là) avec l'étude neurologique du cerveau des autres. Vous comme tous les humains avez une expérience directe et de première main de votre perception de votre environnement, c'est à dire du fonctionnement de votre cerveau. Un neurologue pourra observer des phénomènes extérieurs (ondes, activations électrochimiques), mais pas faire l'expérience du fonctionnement du cerveau - à part le sien propre, bien sûr ;-).
Quelle est l'expérience du réel qui compte ? La vôtre, directe et intime, ou ce que quelqu'un vous raconterait sur elle ?
C'est pourquoi les écrits des anciens (et des modernes) me paraissent rester tout à fait intéressants pour guider un humain dans sa propre exploration intérieure.


Question:
Je pense que des voies d'identification et donc de soulagement de la souffrance comme dans le christianisme ou autres sont peut être plus réalistes qu'une certaine forme de dépersonnalisation consistant a considérer que tout est un et qu'il n'existe aucune entité réelle.

Cherudek:

Le bienfait des religions pour supporter la condition humaine est effectivement important. Mais le "réalisme" de leur effet bénéfique tient à ce que la souffrance est liée à la croyance d'être un individu séparé. Dès lors qu'on a démonté pas à pas cette croyance, et on pourrait discuter des moyens d'y parvenir, on ne cherche plus à consoler quelqu'un qui n'existe pas réellement.
Je souligne que la découverte que l'on est pas "soi" comme on le définissait avant, est une expérience et pas seulement une conviction intellectuelle. Cette dernière est une étape préalable, et pas indispensable si l'on en croit d'autres témoignages.

Enfin, à propos du bouddhisme, c'est effectivement un cousin de l'advaita et il y a beaucoup de points communs. D'abord historiques, puisque le bouddhisme est né en Inde, on peut imaginer qu'il a pu échanger des concepts avec les philosophies locales avant de passer en Chine. Ensuite conceptuels, et le bouddhisme primitif Chan est souvent cité par les enseignants non dualistes. J'ai aussi cité plus haut Adyashanti comme un non-dualiste, alors qu'il vient d'une voie Zen tout à fait classique.

Mais à un certain degré, ce qu'on lit des autres voies devient limpide, quelle que soit la voie qu'on a soi-même choisi. En se dépouillant de tous ses concepts, il ne reste plus que la réalité, et elle est commune à tous.


Question:
La souffrance existe bien et je l'expérimente dans le réel en ce moment. La mort des autres est une épreuve douloureuse.
Elle est physique par le manque de la présence de la personne décédée ...cette boule au creux de l'estomac et psychique par cette tristesse et angoisse pour la vie de ceux qu'on aime et qui luttent pour vivre...et qui deviennent une part de nous.
En pratiquant (méditation analytique ou zen) la non-dualité, j'ai les élèments pour m'aider à lâcher-prise ou à prendre du recul...mais Les 4 Nobles Vérités de Bouddha sur la souffrance, la vérité de la souffrance et les moyens pour l'éliminer sont un chemin semé de doutes et de détachement long à mettre en pratique.
Impermanence et mort!!!! la joie et le bonheur dans tout cela??? Que d'énigmes ? La Conscience est-elle insensible ou comme Durga dévastatrice ?


Cherudek:
Votre point de vue est bien légitime dès lors que vous êtes persuadée que vous êtes cette personne, et QUE cette personne. Dès lors, vous êtes fragile et les vicissitudes de la vie vous touchent de plein fouet.

La non-dualité invite concrètement à remettre en question cette certitude.

Par exemple, vous pensez être votre corps, alors pourtant qu'il vous apparaît changeant au cours du vieillissement, et que vous en changez éventuellement à l'état de rêve.

Le rêve est un bon moyen de comprendre la situation. Lorsque vous rêvez, ce qui se passe est bien "réel" pour vous, l'observateur. Et lorsque vous vous réveillez, vous vous apercevez que le corps que vous aviez, les personnages que vous avez rencontré en rêve, tout cela n'était pas la réalité. Et vous ne vous souciez plus de ce que sont devenus les personnages du rêve, ou de leurs péripéties plus ou moins tragiques.

L'état de rêve permet de constater deux choses :
- le sentiment de réalité des évènements n'est pas lié à ce que l'on observe, mais à notre présence, en tant qu'observateur. C'est vrai dans le rêve, comme à l'état normal.
- la dissipation du rêve nous fait nous détacher de ce qui s'y est produit.

Si l'on transpose cette situation banale rêve/état normal sur une hypothèse humain/Conscience, on s'aperçoit que les deux constats restent valides.

En conclusion, que ce soit dans le rêve ou à l'état diurne, ce n'est pas ce que vous percevez (votre corps, votre entourage) qui est réel, c'est le fait de le percevoir. Je participe à une scène, et je sais à 100% que j'existe. Ce n'est pas la scène qui me le dit, c'est ma propre perception de mon être. C'est vrai dans la vie courante, c'est vrai dans le rêve.

Donc vous ne pouvez pas être ce corps, qui change et qui peut disparaître. Vous êtes plutôt l'observateur de ce corps et de son environnement.

Vous n'êtes pas non plus votre "ego". En effet, cette entité est composée sur la base d'une histoire qui vous revient à la mémoire. Ces souvenirs, qui motivent vos comportements, ce que vous aimez, ce que vous détestez ou ce qui vous fait peur, ces souvenirs sont des pensées. Or une pensée n'a pas d'existence pérenne, elle apparaît puis disparaît (et revient éventuellement, mais ne peut persister). Et quand elle a disparue, vous êtes toujours là, vous l'observateur.
Il faut noter que la mémoire n'existe pas, personne ne "visite" un lieu de stockage des souvenirs. La mémoire, ce sont des pensées qui surgissent, une histoire qu'on vous chuchote à l'oreille, vous l'auditeur.

Si vous n'êtes pas votre corps ou vos pensées, qui sont changeants, qu'êtes-vous ? L'observateur de tout cela.

Dans vos méditations (je parle rester dans une ouverture sans attention particulière et sans jugement à tous les phénomènes de perception), peut-être avez-vous remarqué que tout bouge, tout change, rien ne persiste... sauf l'observateur de tout ce qui bouge, change et disparaît. Cet observateur est calme, silencieux, et ne manifeste aucune émotion. C'est un fond sur lequel défilent les pensées et les sensations, comme le décor d'une scène de théâtre où des acteurs s'animeraient. L'observateur accueille tout, sans jugement.

Ce fond, inchangeant, c'est vous, le "vous" réel, toujours présent quelles que soient les circonstances. Au sein de cette présence, tout le reste apparaît : les pensées, la fatigue, la peur, la tristesse, le plaisir. Et cette présence ne varie jamais, elle n'est pas modifiée par les pensées, elle n'est pas fatiguée, elle n'a pas peur, elle n'est pas triste, elle n'est pas touchée par le plaisir.

La Présence, c'est à dire vous l'observateur, reste immaculée, sereine, en paix.

Vous pouvez aussi l'expérimenter en méditation en ressentant les limites de votre corps. Vous constaterez peut-être que votre pensée projette sur vos perceptions un schéma corporel avec une tête, des bras, des jambes, etc. Ce n'est pas la perception brute : votre corps est un ensemble de perceptions changeantes, un peu comme des poissons dans un aquarium. Il y le contact des fesses sur la chaise, un halo au niveau des mains, etc. Toutes ces sensations sont comme des nuages d'ouate. C'est votre "vrai" perception du corps. Et il n'a pas de limite - cherchez-les ! Le contact de votre main avec la table est une sensation entièrement à l'intérieur de vous, c'est votre mental qui projette dessus une séparation entre la main et la table, en fait il n'y en a pas du point de vue du ressenti. Alors, avez-vous un corps limité par la peau, comme vous le dit votre mental et votre éducation, ou bien est-ce votre perception brute qui a raison en vous montrant un corps illimité ?

Pour revenir à votre expérience du deuil, lorsque vous ressentez la souffrance, essayez de détecter si ce fond en est affecté. Vous devriez observer que la souffrance vient, se déploie et repart, sans que le fond change. En méditation, sur des émotions peu intenses ou des sons, vous pouvez vous exercer à les laisser se déployer et vous traverser entièrement, sans agir sur eux. Cela vous permettra de confirmer, par l'expérience, que l'observateur existe, toujours, et que ce qui le traverse est éphémère et ne l'affecte pas.

Le lâcher-prise ne se décrète pas. C'est lorsque l'on comprend qu'on est ce fond bienveillant et serein, jamais affecté par les phénomènes, les sensations et les pensées, que le lâcher-prise s'installe tout naturellement. C'est très progressif, au début on est l'observateur quelques instants avant d'être emporté par la bourrasque des émotions, et peu à peu, on le reconnaît (on Se reconnaît) de plus en plus souvent, puis en permanence. Les bourrasques nous traversent, on en vient à les goûter comme des senteurs, à leur trouver une beauté, puis on vit la vie comme elle se présente : un spectacle permanent.

Concernant votre question : "la Conscience est-elle insensible ou dévastatrice ?".

Imaginez un petit garçon qui joue avec ses soldats de plomb, ou une petite fille qui joue avec sa poupée. Ils imaginent des situations heureuses ou malheureuses pour leurs jouets, leur font vivre des péripéties et de la souffrance parfois. Les jugeriez-vous pour insensibles ou dévastateurs ? Non bien sûr, car vous savez (et les enfants savent) que ce ne sont pas des "vrais" personnes à qui il arrive toutes ces aventures.
Lorsque vous découvrez que vous êtes l'observateur et que votre individualité est une forme de rêve, les avanies du monde vous paraissent moins dramatiques. Comme dans un générique au cinéma on pourrait lire : "aucun animal n'a été maltraité pour le tournage de ce film".


Question:
Il n'en reste pas moins que quelque chose (observateur/élément perçu) expérimente la transformation incessante. Une question métaphysique pourrait être pourquoi ?

Cherudek:
Je ne suis pas sûr que cette question soit pertinente, bien qu'elle soit excitante du point de vue du mental. On parle ici d'une "entité", un non-objet, incréé, omnipotent et ubiquitaire, qui pour citer Spinoza "est sa propre cause", et qui crée l'espace et le temps sans y être soumis.
Ceci posé, conjecturer sur Ses intentions du point de vue limité de notre capacité humaine me paraît très hasardeux. Il n'y a pas blasphème, car cette entité, c'est nous-même, mais je souligne simplement une incapacité intrinsèque de notre condition pour comprendre, à la fois sur la forme et sur le fond.

Sur la forme, on perçoit bien cette limitation après une expérience mystique : ce que l'on a vu, entendu, ressenti est impossible à traduire en mots de manière fidèle. Le langage est lourd, inadéquat. C'est d'ailleurs le cas dans des expériences plus banales mais bien reliée au Soi : l'expérience de la beauté, de l'amour, de l'intelligence se traduisent-ils facilement en mots ? non.

Sur le fond, une "entité" sans causalité est à la fois son passé, son présent et son avenir, et il en est de même pour Sa création. Dès lors que le temps est aboli, que causes et effets sont simultanés, la loi de cause à effet n'a plus cours, la question "pourquoi" est non opérante. C'est aussi pour cette raison de fond (l'absence de temps, donc de cause et d'effet) que la réincarnation et la notion de Karma (au sens : cause et effet, et cycle d'un individu) sont sans importance dans l'Advaita: s'ils existent, ce ne sont qu'une illusion de plus dans le rêve de Brahma).


Question:
Dans le bouddhisme, il est question de dimension ultime, qui je pense est celle que vous donnez et de dimension relative, la jonction ou le mahamudra des deux, étant en quelque sorte l'éveil. J'imagine, si l'on prend l'idée qu'il n'y a aucune entité réelle que cette distinction n'a pas vraiment de sens dans un cadre d'aidvita ?

Cherudek:

En théorie non, mais en pratique oui. Je m'explique : dans l'absolu, la jonction entre une entité réelle (la Conscience, ou le Soi) et l'illusion en laquelle Elle se prend (l'entité séparée, le petit moi), n'a aucune importance. Ce serait comme parler de la rencontre en pensées entre un auteur et un personnage imaginaire qu'il a créé. L'histoire réelle, la seule, est celle de l'auteur, et pour revenir à notre propos, celle de la Conscience.

Cependant, en pratique, l'advaita est confronté comme toutes les voies spirituelles à la difficulté de la pédagogie : parmi tous les élèves qui se pressent pour questionner l'enseignant, certains sont plus ou moins avancés dans la compréhension. Certains se prennent encore très sincèrement pour une entité séparée, d'autres subodorent et ont commencé à démasquer l'illusion, d'autres encore sont déjà éveillés.
Tous posent des questions différentes, parfois avec les mêmes mots, mais pas avec le même besoin.
C'est tout l'art de l'enseignant de se mettre au niveau de chacun et de lui répondre de la manière qu'il peut comprendre dans son référentiel propre, tout en le faisant un peu avancer. A ce titre, l'enseignant usera de métaphores et de modèles simplifiés pour se faire comprendre. A un stade ultérieur de la compréhension, l'élève comprendra que ces modèles l'ont aidé, mais doivent être abandonnés.
C'est ainsi que l'on trouve dans l'advaita des descriptions "relatives" et quelques pages plus loin, des propos "absolu", comme ce que vous décrivez dans le bouddhisme. Cela a son utilité.

Je vous donne un exemple d'origine bouddhiste ;-). Peut-être connaissez-vous la sentence :
"Au début les rivières sont des rivières, les montagnes sont des montagnes.
Puis les rivières ne sont plus des rivières et les montagnes ne sont plus des montagnes.
Enfin, les rivières redeviennent des rivières et les montagnes redeviennent des montagnes.
"
Cette métaphore décrit le cheminement de l'étudiant, qui prend le monde pour ce qu'il paraît, puis découvre que le monde est autre chose que ce qu'il croyait, et enfin comprend le monde pour ce qu'il est. A aucun moment le monde n'a changé, il est toujours l'illusion matérielle, le Samsara.

Dans l'advaita, on dit que le premier stade est celui où l'étudiant pense "je suis ce corps". Le second stade est celui où, ayant découvert que tout n'est qu'illusion, il conclut prématurément "je ne suis rien". Ce stade se termine de manière instable et ambigüe, car l'étudiant se dit "et pourtant, j'existe". C'est généralement là qu'intervient l'éveil, qui fait que l'étudiant résout l'ambiguïté et comprend "Je suis tout".

Et les rivières sont alors à nouveau des rivières, et les montagnes sont à nouveau des montagnes.

Pour chacun de ces stades, une pédagogie spécifique est nécessaire. Pour le débutant, cela embrouille un peu les choses, car selon ce qu'il va entendre dans un Satsang, il va se dire que l'enseignant donne des réponses différentes à des questions semblables.... mais ce n'est pas grave, l'étudiant a son propre chemin et il sortira de la forêt à son heure.


Question:
Qui suis-je ? Si il n’y avait qu’une question à se poser (comme si c’était possible) c’est sans doute celle la.

Cherudek:
Entièrement d'accord avec vous : cette question, c'est la clé. Avec cette question, sincère et brûlante, le chercheur aborde la voie directe vers le bonheur.


Question:
Vous dîtes qu'en se dépouillant de tous ses concepts, il ne reste plus que la réalité et qu'elle est commune à tous. Mais les concepts aussi sont communs à tous, puisqu'ils ne sont que le reflet virtualisé du réel, non ?

Cherudek:
Il n'est pas certain qu'il y ait des concepts communs à tous. L'interprétation est différente d'un individu à l'autre, selon son conditionnement.

Prenons l'exemple d'un objet matériel : imaginons que vous et moi sommes dans la même pièce où il y a une rose dans un vase. Nous pouvons en parler, échanger à propos des qualités de la fleur, mais en fait nous ne percevrons jamais la même rose : l'angle de vue, notre capacité propre à voir les couleurs, etc. Nous partageons le concept "rose", les mots qui la qualifie, sa situation dans l'espace, mais pas l'objet réel. En fait, nous ne savons pas si l'objet réel (la "rose en elle-même") existe réellement, nous n'en avons que la perception.

Il en est de même des concepts : nous en avons des visions distinctes, toujours, même si elles se recoupent et permettent la communication à leur propos.

Cela nous amène à la question : qu'est-ce qui est réel ? Du point de vue de la non-dualité, cela se résume à deux actions : être et percevoir.
être, car un être vivant sait qu'il existe. "Je suis" est le sentiment qui est réel à 100% en nous. Peut-être que la rose est une illusion, mais pas le fait que je suis là.
Percevoir est aussi une réalité à 100%. Ce que je perçois peut-être pas, mais le fait de le percevoir, si.

Être et percevoir sont en fait intimement liés, comme les deux faces d'une même pièce de monnaie, à tel point qu'on pourrait dire qu'ils sont synonyme. Être-percevoir, est la définition la plus exacte de la réalité, tout le reste peut être changeant ou illusoire.

Dans la non-dualité, "Être-percevoir" (Sat-Chit), "Je", "la Conscience", "la Présence", "Dieu", "l'Univers", sont des qualificatifs pour la même non-chose qui est une, et que ressentent tous les êtres vivants.

Au passage, si la réalité est définie par le fait de percevoir sa propre existence et les objets, est-ce que les objets existent ?
Ce n'est pas certain, il y a deux hypothèses :
- les objets existent "en eux-même" comme une sorte de proto-matière qui servirait de support à la perception par la conscience.
- les objets n'existent pas, nous ne percevons que des perceptions, qui sont des illusions communes (puisqu'il n'y a qu'une seule conscience au sein de tous les êtres, elle peut partager entre eux des informations).

On peut expérimenter concrètement cela, en découvrant que la distance et le temps sont des concepts sur-ajoutés par le mental à notre perception des phénomènes.

Ainsi, à quelle distance vous trouvez-vous de votre perception de la rose ? Zéro millimètre. Or on ne perçoit que la perception, jamais l'objet lui-même. Donc la distance est un concept plaqué sur notre perception brute. On le décèle encore mieux en méditation spirituelle (je parle des méthodes de perception sans attention, et non des techniques de concentration ou de relaxation) mais cette expérience peut être constatée par tout un chacun.

Et êtes-vous déjà allé dans votre passé ou votre futur ? Non. Tout ce que nous percevons est au présent, le passé et le futur sont des concepts qui nous apparaissent sous forme de pensée. L'heure tourne, mais ma montre est un objet que je perçois toujours au présent.

Ce sont des expériences concrètes, accessibles à tous, qui amènent le chercheur à s'intéresser de plus près à ce "Je suis" réel, et à délaisser les idées et les objets. Car si nous voulons atteindre le bonheur, c'est bien le bonheur réel  que nous voulons, et pas un bonheur illusoire qui pourrait s'évaporer.

C'est pourquoi le "Je suis" est la voie de la vérité et du bonheur.




Question:
Vous dîtes qu'il faut s'intéresser de plus près à ce "Je suis" réel, et à délaisser les idées et les objets. Mais la majorité n'en a strictement rien à faire !
Cherudek:
Est-ce malheureux ? Pas vraiment, l'ignorance d'Elle-même est un choix que fait la Conscience délibérément pour vivre "à fond" l'expérience d'un être incarné. Elle peut à tout instant interrompre cette ignorance qu'Elle s'est infligée, et c'est d'ailleurs ce qui se passe dans l'éveil, qu'il soit spontané ou après un cheminement - quelqu'il soit, comme vous l'avez souligné.

Lorsque la Conscience est plongée dans l'ignorance, Elle se prend pour l'individu et croit à cette histoire individuelle, ses conditionnements, ses peines et ses joies, etc. Le fait de croire qu'Elle n'est que ce corps physique, ou de croire qu'Elle est une âme individuelle, la plonge dans un sentiment d'insécurité profonde. Car ce petit corps ou cette âme sont bien peu de chose face à l'immensité du cosmos.

De cette insécurité naissent les comportements agressifs (s'imposer au regard de l'autre confirme notre existence face au monde) ou dépressifs (se prétendre une victime donne une identité face au monde), et aussi le besoin de combler cette insécurité par l'acquisition de biens, de relations, etc. Et l'immense majorité des humains vit ainsi.

Quelques humains ont le pressentiment que la souffrance n'est pas une fatalité et que la solution n'est pas à l'extérieur (les objets, les relations) mais en soi. Mais la sécurité de l'habitude, la facilité du confort et des relations, et la paresse font que peu d'entre eux vont au bout de ce pressentiment en s'impliquant dans une vraie recherche sincère (quelle que soit la voie, et il faut le rappeler, c'est parfois spontané). Chez ceux-là, la Conscience joue à se chercher Elle-même et Se redécouvre parfois, Elle vit alors une vie de sérénité dans cet individu.

Donc ce n'est malheureux que du point de vue individuel (la Conscience se prenant pour un individu), en fait c'est un jeu, et il n'y a personne qui est maltraité ou qui meurt.

Par exemple : si, pendant une représentation théâtrale, vous criez à un acteur sur scène qu'il n'est pas le personnage qu'il joue, mais qu'il est un acteur payé pour le faire, il va mal le prendre (et la salle aussi), et on va vous virer du théâtre ! C'est pour cela que la plupart des gens réagissent négativement quand vous leur parlez de ce savoir : la Conscience en eux veut continuer à jouer, et si vous insistez à vouloir Lui gâcher son plaisir, ça va barder.

C'est pourquoi l'Advaïta Vedanta ne prêche pas : inutile de parler à quelqu'un qui ne peut pas entendre, et c'est même manquer de respect que de vouloir le faire. De toute façon, si la Conscience veut s'éveiller en quelqu'un, elle le fait à sa manière, unique pour chacun, comme une œuvre d'art. 

Question:
On dirait que tu parles de la conscience comme si elle était séparée ou séparable de l'être, autonome dirais-je... Or, la conscience est la perception que l’être humain a de lui-même, de sa propre existence. La conscience ne peut s'élever que si l'être le souhaite à mon avis.
Cherudek:
C'est une bonne définition. La conscience est effectivement la perception de soi, et aussi de son environnement. Dans un forum ou un lieu de discussion, c'est plus facile de parler de la conscience comme d'un objet distinct, mais ça peut effectivement laisser penser que la conscience est séparable de l'être (ce qui n'est pas le cas, la conscience est l'être).


Du point de vue expérientiel, la "conscience" est ce qui perçoit, par exemple ce qui comprend les mots sur cette page, au moment où vous les lisez. C'est donc une expérience que chacun fait quotidiennement, et même à chaque minute. C'est très banal. La conscience perçoit les pensées, le corps, l'environnement extérieur.

A la naissance, il est probable que l'enfant ne distingue pas le corps du reste des perceptions. C'est pendant la petite enfance, peut-être à force de s'entendre dire "TU t'appelles Martin" "Regarde ce que TU as fait" que sa conscience (ou "la" conscience du point de vue de l'Advaïta) va en déduire qu'elle est le corps auquel ses parents parlent.
Cette croyance va entraîner logiquement la peur de disparaître.

La conscience est bien la perception que l'être humain a de lui-même. Le problème vient de ce qu'on entend par "lui-même". Si c'est la conscience, c'est l'éveil. Si c'est le corps, les pensées, ou "l'âme", c'est la condition humaine : la souffrance et la peur de disparaître.

Tout notre problème réside dans notre croyance qu'il existe des preuves que nous sommes le corps, cette petite partie de ce que perçoit notre conscience. En fait il n'en existe aucune qui soit solide. Il faut se poser la question: "quelles sont les preuves que je suis un individu séparé du reste de l'univers ?" et les examiner une par une.

Question:
La preuve est dans l'habit de chair que nous avons revêtu (il nous est cher :) bien que provisoire et sorti de la matrice du vivant, ce n'est pas celui du voisin.
                                     
Cherudek:
Pourquoi en êtes-vous si sûr ? Cette évidence apparente vous a été inculquée, ce n'est pas votre expérience brute qui vous le dit.

Suivez moi bien :

Au niveau visuel, vous percevez votre enveloppe de chair au même titre que celle du voisin. Ce n'est donc pas par ce sens que tiendrait la preuve que votre corps est plus le vôtre que celui du voisin.

Au niveau de la sensation, vous percevez vos perceptions corporelles, et pas celle du voisin. De même pour ses pensées. Est-ce une preuve que vous n'êtes que votre corps et que vos pensées ?

Prenons un autre cadre pour examiner cette preuve. Pouvez-vous vous souvenir de ce que vous avez mangé au petit déjeuner il y a dix ans, à la même date ? Probablement pas. Tenez-vous cette absence de souvenir comme une preuve que vous n'avez pas mangé ce jour-là, il y a dix ans,  ou que vous n'étiez pas conscient ? Non.

Ainsi, l'absence de souvenir d'une perception dans le temps ne dérange pas votre certitude d'avoir une continuité d'être dans le temps. Cependant, l'absence de souvenir d'une perception dans l'espace vous paraît une preuve que vous n'êtes pas cet autre point de l'espace.

Or, comme vous l'avez évoqué,  il y a une hypothèse qui est que vous pourriez être aussi votre voisin, avoir ressenti ses pensées et son corps, puis l'avoir "oublié" en tant que votre corps actuel (un peu comme un metteur en scène s'efforcerait d'oublier les répliques de la pièce qu'il a créée lorsqu'il va l'écouter lors de la première, afin d'en tirer plus de plaisir et de surprise). Je ne dis pas que cette hypothèse est vraie, mais elle existe en tant que possibilité.

Au final, sur la seule absence de mémoire des perceptions et pensées du voisin, vous ne pouvez pas conclure que vous n'avez pas de continuité dans l'espace (depuis la perception visuelle de votre corps à la perception visuelle du corps du voisin), puisque vous admettez que vous avez une continuité dans le temps alors que vous ne vous souvenez pas de tous les évènements de votre vie.

La soit-disant preuve que vous n'êtes QUE votre corps parce que vous ne ressentez pas celui du voisin n'en est pas une. C'est une croyance fondée sur une déduction erronée, insuffisamment examinée jusqu'ici. Est-ce que cela prouve que vous êtes tous les corps ? Non, mais la question reste ouverte, et c'est ce à quoi veut mener l'Advaïta : se débarrasser des croyances pour rester vide devant les faits.


Question:
Avoir l'impression d'être unique ou, à l'opposé, de faire partie d'un tout, ne se résumerait-il pas à la dichotomie égoïsme/empathie?

Cherudek:
Ce n'est pas loin, mais pas exactement (à moins qu'il s'agisse d'une différence dans les termes que nous employons). Ce que vous posez m'évoque le solipsisme. Dans cette philosophie, le sujet considère qu'il est le seul à exister au monde et que tous les autres ne sont qu'un songe qui sort de son imaginaire.

Le solipsisme est en apparence très proche de l'Advaïta et les deux philosophies ont en commun l'examen approfondi du fait que tout ce que nous connaissons du monde passe par notre perception. Tout ne serait donc qu'un rêve dans les deux cas, "l'observateur" paraissant plus réel que "ce qui est observé".

La différence* de l'Advaïta est que l'autre n'est pas un rêve, mais il est soi sous une autre forme. Là où le solipsisme pousse à l'égoïsme ("seul moi existe"), la non-dualité pousse à l'amour inconditionnel ("je suis toutes choses"), peut-être ce que vous appelez "empathie".

Cependant, il y a une différence entre l'empathie et le sentiment d'être Un avec toutes choses. L'empathie (capacité de ressentir les émotions de quelqu'un d'autre) suppose qu'il y a quelqu'un d'individuel qui ressent quelqu'un d'autre. On reste donc dans un concept dualiste, on est un "individu" distinct de l'autre, on est séparé du monde (et donc on a peur de disparaître, avec toutes les souffrances et déviances comportementales de compensation qui s'ensuivent).
Le sentiment d'unité perçu dans la non-dualité vient du fait qu'il n'y a plus "l'individu" et "l'autre", mais que tout est soi sous différentes formes. "soi" et "l'autre" deviennent un peu comme deux mains d'un même grand corps (où le "je" serait ce grand corps infini et éternel). L'amour de l'autre devient alors très naturel et dénué d'intentions, car comment pourrait-on détester ou préférer sa main droite ou sa main gauche ? Et pourquoi voudrait-on accaparer l'autre puisqu'on l'est déjà ? De plus, il y a sérénité, car si le corps peut disparaître, le cosmos continue - et on se perçoit être le cosmos.

Donc c'est assez proche de ce que vous avez posé (égoïsme/empathie en termes dualistes), mais dans un contexte différent (il n'y a plus d'altérité, on est "tous", non-duel)

(*) l'autre différence solipsisme/non-dualité est que le solipsiste ne peut expliquer pourquoi le monde ne lui obéit pas, alors qu'il s'agit de son rêve personnel et individuel. La non-dualité considère que l'univers perçoit au travers de chaque être, son déroulement n'est donc pas conditionné par les désirs de l'un ou l'autre des éléments qui le compose. En cela, la non-dualité colle plus aux faits que le solipsisme 


Question:
Est-ce que la conscience d'un corps continue d'évoluer autant après qu'il soit disparu qu'elle évoluait avant?

Cherudek:
Du point de vue que j'ai exposé : non, car il n'existe pas de conscience individuelle qui évoluerait (ce que l'on appelle aussi parfois une âme) pendant la vie ou après la mort. La conscience, telle que la non-dualité la définit, n'est pas un objet et n'évolue pas. Elle perçoit, point. Elle perçoit l'environnement, les pensées et les sensations internes. A ce titre, elle perçoit les pensées qui s'appellent "souvenirs", et donc elle perçoit l'histoire que l'individu se remémore. Mais elle n'évolue pas, elle est pure perception de ce qui se passe.

Par ailleurs, l'hypothèse est qu'elle est universelle, omnisciente, éternelle. Nous aurions tous cette même conscience, unique, universelle, qui percevrait une histoire différente en chacun de nous.
[...]
La conscience dont parle la non-dualité n'est pas la conscience telle que définie par les psychanalystes. Dans la non-dualité, il n'y a pas de notion de sub-conscient ou d'inconscient, ou plutôt ces notions sont intégrées dans le fonctionnement du "mental" : tout ce qui relève de la pensée.
La conscience, pour la non-dualité, est "Ce qui perçoit". Et Cela perçoit les pensées, les images, les rêves, etc., peu importe (pour le non-dualiste) que cela ait été généré par le subconscient ou autre chose.

Le fonctionnement du mental, la psychologie, tout cela est un phénomène perçu par la conscience, et ce qui intéresse la non-dualité, c'est la conscience elle-même (ou le "sujet"), et non ce qui est perçu (les objets, les pensées, etc.).


[La suite de la discussion ici: https://www.forum-metaphysique.com/t10343p75-advaita-vedanta]







 

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