Le Cœur du message du Bouddha
par Buddhadasa Bhikkhu
Traduit par Jeanne Schut
http://www.dhammadelaforet.org/
Ce
livre réunit trois conférences données par le Vénérable Ajahn
Buddhadasa
au groupe d’Etudes du Dhamma de l’hôpital Siriraj de
Bangkok en 1961.
Partie 1
Points essentiels des enseignements du Bouddha
En
cette occasion spéciale, je crois que je dois aborder les sujets
importants qui résument au mieux les principes du Dhamma [les
enseignements du Bouddha, la Vérité ultime, la loi de la nature].
C’est pourquoi j’ai choisi pour thème les points essentiels des
enseignements du Bouddha, dans l’espoir qu’une bonne
compréhension de ces sujets vous permettra de faire une grande
avancée dans vos études. Sans cette compréhension, c’est la
confusion : on a l’impression qu’il y a beaucoup de choses à
savoir et que ces choses se multiplient jusqu’à devenir trop
nombreuses pour être mémorisées, comprises ou pratiquées. C’est
la cause majeure de l’échec sur la Voie : les gens se
découragent et leur intérêt devient de plus en plus flou et
incertain. Finalement, c’est comme porter sur son dos un lourd
fardeau d’outils sans pouvoir vraiment les connaître ni en faire
usage.
Les fondements des enseignements du Bouddha
Je
vous demande donc de vous préparer à faire quelques révisions pour
bien saisir les points essentiels des enseignements bouddhiques, de
façon à actualiser les connaissances qui sont le fondement d’une
compréhension juste du Dhamma. J’insiste sur le mot « fondement »
parce qu’il y a des connaissances qui ne sont pas fondamentales, de
même qu’il y a des interprétations qui sont erronées, des
interprétations qui font peu à peu dévier l’enseignement jusqu’à
ce que ce ne soit plus l’enseignement du Bouddha. Ou, si c’est
encore du bouddhisme, c’est une excroissance qui ne fait que s’en
éloigner de plus en plus.
Dire
qu’une chose est un fondement des enseignements du Bouddha n’est
vrai que si, premièrement, c’est un principe dont le but est
d’éradiquer dukkha [la
souffrance, l’insatisfaction ou le mal-être] et,
deuxièmement, s’il a une logique que chacun peut vérifier par
lui-même sans avoir à croire quelqu’un d’autre. Ce sont les
deux facteurs importants d’un « fondement ».
Le
Bouddha ne voulait rien avoir à faire avec les choses qui ne
menaient pas à l’extinction de dukkha.
Par exemple, le thème de la réincarnation. Les gens lui posaient
des questions comme : qu’est-ce qui se réincarne ?
Comment se produit la réincarnation ? Qu’est-ce qu’un
héritage karmique ? [Le kamma est une
action intentionnelle accomplie par le corps, la parole ou l’esprit.]
Mais toutes ces questions ne mènent pas à
l’extinction de la souffrance et, de ce fait, ce ne sont pas des
enseignements que le Bouddha a donnés. Par ailleurs, celui qui pose
ces questions n’a pas d’autre choix que de croire aveuglément la
réponse qui lui est faite puisque celui qui répond ne peut produire
de preuves et parlera seulement selon son sentiment ou le souvenir de
ce qu’il a appris. Ainsi, petit à petit, le sujet s’éloigne du
Dhamma jusqu’à n’avoir plus rien à faire avec lui et n’a plus
rien à faire avec l’extinction de la souffrance.
Par
contre, si on abandonne ce genre de questions, on peut se demander :
« Dukkha existe-t-il ? »
et : « Comment peut-on arriver à l’extinction de
dukkha ? »
A de telles questions, le Bouddha a consenti à répondre et celui
qui écoute la réponse est en mesure de voir par lui-même la vérité
de chacun des mots de sa réponse, sans avoir à y croire
aveuglément. Il peut y voir de plus en plus clair jusqu’à obtenir
une parfaite compréhension. Si l’on comprend suffisamment pour
réussir à mettre un terme définitif à dukkha,
c’est la compréhension suprême. On sait alors que, même à cet
instant précis, il n’y a pas « quelqu’un » qui vit ;
on voit sans le moindre doute qu’il n’existe pas de « moi »
ni rien qui appartienne à un « moi ». On voit que ce
sentiment d’un « moi » et d’un « mien »
n’apparaît que lorsque l’on se laisse bêtement piéger par la
nature trompeuse des expériences sensorielles. Comme il n’existe
pas de « personne » qui soit née, il n’y a personne
pour mourir et renaître. Ainsi toute la question de la réincarnation
est ridicule et n’a rien à voir avec le bouddhisme.
Les
enseignements bouddhiques ont pour but de nous faire savoir qu’il
n’y pas de « soi », qu’il n’y a rien de
« personnel », et que cette impression d’être une
personne n’est que la compréhension erronée d’un esprit
ignorant. Il y a simplement un corps et un esprit, et tous deux ne
sont que des processus naturels. Ils fonctionnent comme des
mécanismes qui traitent et transforment des données. S’ils le
font de manière incorrecte, le résultat est stupidité et
incompréhension de la réalité : on croit qu’il existe bien
une « personne », un « moi » et des choses
qui lui appartiennent. S’ils le font correctement, cette vision
erronée n’apparaît pas ; au contraire, il y a une attention
pleine de sagesse (satipaññā)
qui distingue la vérité ; c’est la connaissance authentique
fondamentale et la claire vision qu’il n’y a pas de « soi »
ni rien qui appartienne à un « soi ».
De
ce fait, il s’ensuit que, dans le domaine des enseignements
bouddhiques, il n’est pas question de réincarnation ou quoi que ce
soit de ce genre. Par contre, on pose la question : « Dukkha
existe-t-il ? » et « Comment peut-on
arriver à l’extinction de dukkha ? »
Quand on connaît la cause racine de dukkha,
on est en mesure de l’éradiquer. Or cette cause racine est
l’ignorance, la croyance erronée en un « moi » et un
« mien ».
Cette
question du « soi » est l’essence même des
enseignements bouddhiques. C’est l’unique chose qui doit être
totalement éliminée. Par conséquent, c’est là que se trouvent
la connaissance, la compréhension et la pratique de tous les
enseignements bouddhiques sans exception. Je vous prie donc
d’accorder toute votre attention à ce qui va suivre.
Si
l’on considère les principes fondamentaux du Dhamma, on constate
qu’il n’y en a pas beaucoup. Dans un de ses discours, le Bouddha
a déclaré très clairement qu’il n’y en avait qu’une poignée.
Tandis qu’il marchait dans la forêt, le Bouddha a ramassé une
poignée de feuilles tombées des arbres et a demandé aux moines qui
l’accompagnaient s’il y avait plus de feuilles dans ses
mains ou sur les arbres de la forêt. Tous ont répondu qu’il y en
avait beaucoup plus sur les arbres, que ce n’était même pas
comparable. Imaginez la scène et voyez par vous-même la vérité de
cette affirmation, combien les feuilles de la forêt sont beaucoup
plus nombreuses. Le Bouddha a dit alors que, de la même façon, les
choses qu’il avait découvertes et qu’il savait étaient
innombrables, comme les feuilles de la forêt, mais que ce qu’il
est nécessaire de connaître, les choses qu’il faut enseigner et
pratiquer, ne sont pas plus nombreuses que les feuilles qu’il
tenait dans sa main.
Ce
texte nous permet de conclure que, comparés aux myriades de choses
qui se trouvent dans le monde, les principes fondamentaux qu’il
faut pratiquer pour éradiquer dukkha
ne sont qu’une poignée. Nous devons apprécier le
fait que cette poignée de principes ne représente pas une
grande quantité et qu’il n’est donc pas au-delà de nos
capacités de les apprendre et de les comprendre. C’est le premier
point important que nous devons saisir pour poser les fondations
d’une compréhension correcte des enseignements bouddhiques.
Je
fais allusion aux « enseignements bouddhiques » et je
voudrais que vous compreniez bien ces mots. De nos jours, ce que l’on
nomme ainsi est quelque chose de très nébuleux : c’est très
vaste mais sans définition précise. A l’époque du Bouddha, on
utilisait un autre mot : le mot dhamma
qui faisait spécifiquement référence au dhamma qui
met fin à dukkha, la
souffrance. Le dhamma du Bouddha s’appelait « le Dhamma du
moine Gotama ». S’il s’agissait du dhamma d’un autre
groupe religieux, par exemple celui de Nigantha Nātaputta
[contemporain du Bouddha et fondateur du
jaïnisme], on l’appelait « le Dhamma de
Nigantha Nātaputta ». Ceux qui appréciaient un certain dhamma
essayaient de l’étudier jusqu’à le comprendre et puis ils
pratiquaient en conséquence. On appelait cela « dhamma »
et c’est ce que c’était : un vrai dhamma pur, sans pièges,
sans aucune de ces nombreuses choses que l’on a ensuite associées
à ce mot. Mais aujourd’hui nous appelons tous ces rajouts
« enseignements bouddhiques ». Du fait de notre manque de
vigilance, les soi-disant « enseignements bouddhiques »
sont devenus tellement nébuleux qu’ils incluent beaucoup de choses
totalement étrangères à la doctrine originelle.
Les
véritables enseignements bouddhiques sont déjà, en eux-mêmes,
suffisamment abondants – autant qu’il y a de feuilles dans la
forêt – mais ce qu’il faut étudier et pratiquer ne représente
qu’une simple poignée et c’est déjà bien assez. Mais, de nos
jours, nous nous empressons d’inclure toutes ces choses qui sont
associées aux enseignements, comme l’histoire de la religion et
une psychologie développée. Prenez l’Abhidhamma [la
troisième des trois « corbeilles » des Ecritures
bouddhiques, écrite après la mort du Bouddha] :
certaines parties sont devenues de la psychologie, d’autres de la
philosophie et il se développe sans cesse pour répondre aux
exigences de ces disciplines. Et il y a de nombreux autres dérivés,
de sorte que les choses qui sont associées aux enseignements du
Bouddha sont devenues excessivement nombreuses. Elles sont toutes
regroupées sous le même terme et c’est ainsi que l’on se
retrouve avec un grand nombre d’« enseignements
bouddhiques ».
Si
nous ne savons pas sélectionner les points essentiels, nous aurons
l’impression que la tâche est trop lourde et nous ne pourrons pas
choisir parmi les enseignements. Ce sera comme aller dans un magasin
qui vend une grande variété de produits et être complètement
désorienté quant au choix à faire. Nous suivrons alors simplement
notre bon sens – un peu de ceci, un peu de cela, comme il nous
semblera. Mais, dans la plupart des cas, nous choisirons ainsi les
choses qui correspondent à nos faiblesses au lieu de nous laisser
guider par une attention pleine de sagesse. La vie spirituelle
devient alors une question de rites et de rituels, on « fait
des mérites », on apprend des textes par cœur, on se protège
de ses peurs, etc. Mais il n’y a là aucun contact avec les
véritables enseignements bouddhiques.
Apprenons
donc à distinguer les enseignements bouddhiques des choses qui ont
simplement été associées à eux. Et, même dans les vrais
enseignements, nous devons savoir comment distinguer les principes
fondamentaux, les points essentiels. C’est de ceux-là que j’ai
décidé de parler.
La maladie spirituelle
Le
fait que ces conférences aient lieu dans un hôpital m’a rappelé
un texte des Commentaires, celui où l’on appelle le Bouddha le
« docteur spirituel ». En suivant le sens de certains des
enseignements du Bouddha ainsi que l’explication qui en a été
faite plus tard dans les Commentaires, est apparu un principe qui
identifiait deux types de maladies : la maladie physique et la
maladie mentale. Dans les textes, on utilise les mots « maladie
mentale » mais ils n’ont pas le sens qu’on leur donne
aujourd’hui. A l’époque du Bouddha, ces mots désignaient une
vision erronée des choses ou bien le désir. Par contre, de nos
jours, ils désignent de réelles maladies mentales basées sur le
corps et donc liées à un problème physique. Pour éviter toute
confusion, je vais ajouter un troisième terme : nous
considèrerons que les maladies physiques et mentales sont toutes
deux physiques et nous emploierons le terme « maladie
spirituelle » pour désigner ce que le Bouddha considérait
comme une maladie de l’esprit.
Le
mot « esprit » se réfère aux aspects subtils du mental
qui sont malades car sous l’emprise de parasites mentaux, en
particulier à cause de l’ignorance et d’une vision erronée des
choses. L’esprit habité par l’ignorance ou la vision erronée
souffre d’une « maladie spirituelle » : son regard
sur les choses est faux. Voyant faux, il pense faux, parle faux et
agit faux et c’est précisément là que se cache la maladie :
dans la pensée fausse, la parole fausse et l’action fausse.
Vous
allez tout de suite voir que tout le monde, sans exception, souffre
de la maladie spirituelle. Les maladies mentales ou physiques
n’arrivent qu’à certaines personnes à un certain moment et
elles ne sont pas si terribles. Elles ne créent pas une souffrance
permanente, à chaque inspiration et chaque expiration comme le fait
la maladie spirituelle. C’est pourquoi les enseignements
bouddhiques ne s’occupent pas des maladies physiques et mentales ;
ils sont le remède à la maladie spirituelle et le Bouddha est le
« médecin de l’esprit ».
Tout
le monde souffre de la maladie spirituelle et tout le monde doit la
soigner spirituellement. Le Dhamma est le remède, cette « simple
poignée » d’enseignements bouddhiques qui doivent être
pleinement réalisés, utilisés et digérés pour guérir de la
maladie.
Notez
bien que, de nos jours, les êtres humains ne s’intéressent
absolument pas à la maladie spirituelle, de sorte qu’elle ne cesse
d’empirer, et pas seulement au niveau de l’individu car,
quand chacun est atteint de la maladie spirituelle, le monde entier
en est atteint. Le monde est malade, aussi bien mentalement que
spirituellement et, de ce fait, au lieu d’avoir une paix durable,
nous sommes en crise permanente. Nous avons beau nous battre et nous
débattre, nous ne trouvons pas la paix, pas même un instant. C’est
perdre son temps que de parler d’une paix durable car toutes les
parties concernées sont atteintes de la maladie spirituelle, toutes
disent qu’elles ont raison et que les autres ont tort. Toutes les
parties sont malades spirituellement et ne font donc que créer
toujours plus de dukkha,
pour elles-mêmes comme pour les autres. C’est comme si une machine
fabriquant de la souffrance était apparue dans le monde. Comment le
monde pourrait-il trouver la paix ?
La
solution consiste à mettre fin à la maladie spirituelle en chacun
des êtres qui peuplent ce monde. Et qu’est-ce qui peut les
guérir ? Il doit bien y avoir un antidote à cette maladie !
Oui : la poignée de Dhamma des enseignements du Bouddha.
Voilà
donc la réponse à la question : pourquoi, de nos jours, les
enseignements ne sont-ils plus un refuge pour les gens, comme le
voudraient les moines, alors même que l’on dit que le bouddhisme
se développe beaucoup plus largement qu’autrefois et que ceux qui
en ont une compréhension correcte sont plus nombreux qu’avant ?
Il est vrai que l’on étudie beaucoup les enseignements et qu’on
les comprend mieux mais, si nous ne réalisons pas que nous sommes
atteints de la maladie spirituelle, comment les comprenons-nous et
les utilisons-nous ? Si nous n’avons pas conscience d’être
malades, nous n’allons pas voir le médecin et nous ne prenons
aucun médicament, c’est bien évident. La plupart des gens ne sont
pas conscients d’être malades, de sorte que le « médicament »
n’est qu’une mode. Nous allons écouter le Dhamma et nous
l’étudions même en tant que remède, mais sans réaliser que nous
sommes malades. Nous le prenons simplement pour le mettre de côté,
ou bien nous l’utilisons comme sujet de discussion, ou encore, dans
certains cas, pour argumenter et chercher querelle. Voilà la raison
pour laquelle le Dhamma, à l’heure actuelle, n’est pas encore un
moyen efficace pour guérir le monde.
Si
nous voulons vraiment poser les bases d’une société bouddhiste,
ici et maintenant, nous devons en connaître les buts ultimes et le
travail pourra alors progresser correctement. Autrement dit, le
Dhamma permettra enfin d’aider à traiter les maladies spirituelles
de manière directe et rapide. Ne laissez pas vos objectifs demeurer
trop imprécis au risque de ne pas savoir dans quelle direction
aller. Qu’il n’y ait qu’une poignée de « nectar sacré »
mais qu’il soit utilisé correctement et efficacement. Que votre
pratique soit bénéfique et jamais sujette au ridicule.
Nous
allons à présent expliquer ce qu’est la maladie spirituelle et
comment elle peut être soignée avec une simple poignée de Dhamma.
Le germe de la maladie spirituelle
Le
germe de la maladie spirituelle se situe dans le sentiment de
« nous » et de « nôtre », de « moi »
et de « mien », sentiment qui nous assaille
régulièrement. Ce germe, déjà présent dans l’esprit, se
développe tout d’abord en un sentiment de « moi » et de
« mien », puis, sous l’action de l’égocentrisme,
devient avidité, haine et vision erronée des choses, ce qui crée
des perturbations aussi bien pour soi que pour les autres. Tels sont
les symptômes de la maladie spirituelle tapie en nous. Nous pouvons
aussi l’appeler « la maladie du moi et du mien ».
Tout
le monde est atteint de la maladie du moi et du mien et nous
continuons à absorber toujours plus de ces germes à chaque fois que
nous voyons une forme, sentons une odeur, touchons un objet, goûtons
une saveur ou pensons en ignorants. Autrement dit, à chaque contact
sensoriel, nous recevons le germe de ces choses qui nous entourent,
qui sont infectées et causent la maladie.
Nous
devons prendre conscience du fait que ce germe est l’attachement et
qu’il a deux aspects : l’attachement au « moi »
et l’attachement au « mien ». Etre attaché au moi,
c’est sentir que le « je » est une entité, que « je
suis » comme ceci ou comme cela, que « je suis »
égal, inférieur ou supérieur aux autres, etc. Toutes ces attitudes
expriment un « moi ». Quant au « mien »,
c’est considérer que cela m’appartient : c’est « mon »
goût, c’est « mon » opinion. Même les choses que nous
détestons, nous les considérons comme « nos » ennemis.
Voilà ce que l’on appelle « mien ».
Les
sentiments de moi et de mien sont si dangereux qu’on les
appelle « la maladie spirituelle » et toutes les
branches de philosophie de l’époque du Bouddha essayaient d’en
venir à bout. Même si elles suivaient différents enseignements,
elles avaient toutes le même but : éliminer le moi et le mien.
La différence est que, quand elles parvenaient à éliminer ces
sentiments, elles appelaient ce qui restait le Vrai Soi, le Pur
Atman, le Désiré. Par contre, les enseignements bouddhiques
refusèrent d’utiliser ces termes pour ne pas donner naissance à
une autre façon de s’attacher à un soi ou à des choses
appartenant à un soi. Selon le Bouddha, quand le moi et le mien sont
vus pour ce qu’ils sont, il ne reste qu’une parfaite vacuité que
l’on appelle nibbāna – comme
dans l’expression « le nibbāna
est la suprême vacuité » – c’est-à-dire
absolument vide de « moi » et vide de « mien »,
sans qu’il ne reste quoi que ce soit d’autre. Le nibbāna
est la fin de la maladie spirituelle.
Cette
question de moi et de mien est très difficile à percer. Sans une
profonde concentration, on ne peut pas comprendre que c’est
précisément là que se cache dukkha,
que c’est le germe qui cause la maladie spirituelle.
Ce
que l’on appelle attā ou
« soi » correspond au mot latin « ego ». Si
le sentiment d’être un « moi » apparaît, nous
appelons cela de l’égotisme ou même de l’égoïsme car, une
fois ce sentiment apparu, il donne inévitablement et naturellement
naissance au sentiment de « mien ». Si l’on conjugue le
sentiment de « moi » et le sentiment que des choses
appartiennent à ce moi, on obtient l’égotisme. On peut dire que
l’ego est naturel aux êtres vivants et même qu’il est leur
centre. Traduit en français, ce mot peut être interprété comme
« une âme », mot d’origine grecque, kentricon,
qui signifie « centre ». L’attā
peut donc être considéré comme le centre
des êtres vivants, leur noyau indispensable et, par conséquent, ce
serait une chose dont les gens ne pourraient pas se débarrasser et
qu’ils ne pourraient pas s’empêcher de ressentir.
Il
s’ensuit que toute personne non éveillée est obligatoirement
constamment animée par l’égotisme. Il est vrai que cela ne
s’exprime pas ouvertement tout le temps mais seulement quand il y a
un contact sensoriel, c’est-à-dire quand on voit une forme, on
entend un son, on sent une odeur, on goûte une saveur, on touche un
objet ou bien quand une pensée apparaît dans l’esprit. A chaque
fois que le sentiment de moi ou de mien apparaît, on peut dire que
la maladie est pleinement développée, quel que soit le sens qui
l’ait réveillée. Quand, au moment du contact sensoriel, le
sentiment de moi et de mien apparaît, la maladie est présente dans
toute son ampleur et l’égotisme est vivement éveillé.
A
ce niveau-là, nous ne l’appelons plus égotisme mais égoïsme
parce que c’est un égotisme qui mène la personne sur une voie
erronée, la voie de la bassesse ; elle ne pensera plus qu’à
elle-même, n’aura plus de considération pour les autres et tout
ce qu’elle fera sera égoïste. A ce moment-là, la personne est
complètement régie par l’avidité, l’aversion et l’ignorance
de la réalité des choses. La maladie s’exprime en tant qu’égoïsme
et elle va faire du mal à soi comme aux autres. C’est le plus
grand danger au monde. Si le monde est si troublé et dans un tel
chaos, c’est pour la simple raison que tout le monde est égoïste,
tous ceux qui composent les différentes factions des groupes rivaux.
Ils se battent les uns contre les autres, non parce qu’ils le
souhaitent mais par compulsion, parce qu’ils n’ont aucun contrôle
sur cette force qui les anime, et c’est ainsi que la maladie
s’implante. Si le monde a absorbé le germe qui est la cause de la
maladie, c’est parce que personne ne connaît ou n’applique ce
qui peut résister à la maladie : le cœur des enseignements
bouddhiques.
Le cœur des enseignements du Bouddha
Je
voudrais que vous compreniez bien cette expression « le cœur
des enseignements bouddhiques ». Si on demande à une
assemblée : « Quel est le cœur des enseignements
bouddhiques ? », on obtient toutes sortes de réponses
contradictoires, toutes différentes les unes des autres ! Les
gens répondent en fonction de ce qu’ils ont lu ou entendu, ou de
ce qu’ils ont déduit par eux-mêmes. Voyez comment les choses se
passent de nos jours. Qui connaît vraiment le cœur des
enseignements bouddhiques ? Qui l’a vraiment atteint ?
Quand
on demande aux gens quel est le cœur des enseignements bouddhiques,
certains diront les Quatre Nobles Vérités, d’autres diront les
Trois Caractéristiques (impermanence, souffrance et non-soi), et
d’autres encore citeront ces paroles : « Ne pas faire de
mal, ne faire que le bien et purifier l’esprit : tel est le
cœur des enseignements du Bouddha. » Tout cela est correct
mais seulement partiellement correct parce que les gens récitent ces
choses par cœur au lieu de les avoir sincèrement vérifiées par
expérience personnelle.
Pour
ce qui est du cœur des enseignements bouddhiques, je voudrais
suggérer cette simple phrase du Bouddha : « On ne doit
s’attacher absolument à rien. » Dans les Ecritures, on peut
lire qu’un jour quelqu’un s’est approché du Bouddha et lui a
demandé s’il pouvait résumer ses enseignements en une phrase et,
si oui, quelle serait cette phrase. Le Bouddha a répondu que c’était
possible et il a dit : « On ne doit s’attacher
absolument à rien. » Le Bouddha a insisté sur ce point en
ajoutant que quiconque entendait ces mots cruciaux entendait tous les
enseignements, et que celui qui reçoit les fruits de cette pratique
reçoit tous les fruits des enseignements du Bouddha.
Si
une personne réalise pleinement la vérité de ces paroles – que
l’on ne doit s’attacher absolument à rien – cela signifie
qu’elle est libérée du germe qui cause la maladie de l’avidité,
l’aversion et l’ignorance, la maladie de toute action erronée,
que ce soit par le corps, la parole ou l’esprit. Ainsi, à chaque
fois qu’une forme, un son, une odeur, une saveur, un toucher ou un
phénomène mental apparaît, l’anticorps « on ne doit
s’attacher absolument à rien » résistera fermement à la
maladie. Le germe ne pénètrera pas ou, si on lui permet d’entrer,
ce ne sera que pour mieux l’anéantir. Le germe ne se répandra pas
et ne causera pas de maladie car l’anticorps continuera à le
détruire. Il y aura une immunité absolue et perpétuelle. Voilà le
cœur des enseignements bouddhiques, de tout le Dhamma. On ne doit
s’attacher absolument à rien.
La
personne qui réalise cette vérité est comme quelqu’un qui
possède un anticorps capable de résister à la maladie et de la
détruire. Il est impossible qu’elle souffre de la maladie
spirituelle. Mais pour la personne ordinaire qui ne connaît pas le
cœur des enseignements du Bouddha, c’est tout le contraire :
elle est comme quelqu’un dépourvu de toute immunité.
Vous
avez maintenant compris le sens de l’expression « maladie
spirituelle » et quel est le médecin qui la guérit. Mais ce
n’est que quand nous constatons nous-mêmes que nous en sommes
atteints que nous souhaitons sérieusement nous guérir et utiliser
le remède qui convient. Avant cela, nous nous contentons de jouir de
la vie comme il nous plaît. C’est comme quelqu’un atteint de
tuberculose ou d’un cancer qui ne ferait que chercher à s’amuser
sans se préoccuper de trouver un traitement jusqu’à ce qu’il
soit trop tard, et puis finirait par mourir de sa maladie.
Ne
soyons pas aussi légers ! Suivons les instructions du Bouddha :
« Ne soyez pas négligents. Soyez toujours pleinement
attentifs. » Etant des personnes attentives, nous devons
considérer la façon dont nous souffrons de la maladie spirituelle
et examiner le germe qui en est la cause. Si vous le faites
correctement et assidûment, vous ne manquerez pas de recevoir, dans
cette vie, le meilleur de ce que peut recevoir un être humain.
L’attachement, source de la maladie spirituelle
Nous
devons regarder plus précisément le fait que c’est l’attachement
qui est à la fois le germe et le propagateur de la maladie. Même en
observant les choses au niveau le plus simple, on voit très vite que
c’est cet attachement au « moi » et au « mien »
qui est le plus grave de tous les maux.
On
peut diviser les maux de l’esprit en trois catégories : le
désir, l’aversion et l’ignorance ou compréhension erronée de
la réalité. On peut aussi les regrouper en seize ou en autant de
catégories que l’on voudra mais, au bout du compte, elles sont
toutes incluses dans la convoitise, la haine et l’ignorance. Et ces
trois-là peuvent même être réunies en une seule : le
sentiment de moi et de mien. Le sentiment de moi et de mien est le
noyau interne qui donne naissance à la convoitise, à la haine et à
l’ignorance. Quand il s’exprime en tant que convoitise, désir et
avidité, il essaie d’attirer l’objet des sens avec lequel il est
entré en contact ; s’il s’exprime en tant qu'aversion, il
rejette l’objet en question ; et s’il lui arrive d’être
dans la confusion, de ne pas savoir ce qu’il veut, hésitant à
prendre ou à rejeter l’objet, il s’agit d’une forme
d’ignorance.
La
maladie spirituelle nous fait nous comporter de l’une de ces trois
façons envers tout objet des sens (forme, son, odeur, saveur ou
objet tangible) selon l’aspect qu’il prend : s’il est
appréhendable ou caché, et s’il encourage l’attirance, la
répulsion ou la confusion. Mais, malgré leur différence, ces trois
attitudes sont erronées parce que leurs racines sont dans le
sentiment intérieur qu’il existe un moi et un mien. Par
conséquent, on peut dire que le sentiment de moi et de mien est le
plus grave de tous les maux et qu’il est la cause-racine de toute
souffrance, de toute maladie.
Comme
nous n’avons pas pleinement apprécié l’enseignement du Bouddha
sur la souffrance, nous ne l’avons pas bien compris. Nous croyons
qu’il ne parle que de la naissance, la vieillesse et la mort mais,
en réalité, il ne s’agit là que des véhicules les plus
flagrants de la souffrance. Le Bouddha a résumé son enseignement
ainsi : « En bref, dukkha
c’est s’attacher aux cinq khandha »[les
5 groupes ou agrégats de l’existence : forme corporelle,
sensations, perceptions, formations mentales et conscience
sensorielle]. Ce qui signifie que tout ce qui
attache ou à quoi on s’attache en tant que moi ou mien est dukkha.
Tout ce qui ne comporte pas d’attachement à moi ou mien est
dépourvu de dukkha.
En conséquence, la naissance, la vieillesse, la maladie, la mort ou
quoi que ce soit, si on ne s’y attache pas en tant que moi ou mien,
ne peuvent pas être dukkha.
Ce n’est que lorsque l’on s’attache à la naissance, la
vieillesse, la maladie ou la mort comme étant moi ou miennes
qu’elles deviennent cause de souffrance. Le corps et l’esprit
sont semblables ; ce n’est pas comme si dukkha
était inhérent au corps et à l’esprit : ce
n’est que lorsqu’il y a attachement au moi et au mien qu’ils
sont dukkha. Quand le
corps et l’esprit sont purs et libres de tout parasite mental,
comme ceux d’un Arahant, il n’y a absolument aucun dukkha.
Il
faut que nous voyions clairement que ce moi et ce mien sont la
cause-racine de toutes les formes de dukkha.
Partout où il y a attachement, il y a l’obscurité de l’ignorance.
Il n’y a pas de clarté parce que l’esprit n’est pas vide ;
parce qu’il est, furieux et rageur, agité par le sentiment de moi
et de mien. Par contre, l’esprit qui est libre de l’attachement
au moi et au mien est serein et totalement empli d’une sage
présence consciente.
Nous
devons donc bien saisir le fait qu’il y a deux sortes de sentiments
– d’une part, celui d’un moi et d’un mien, et, d’autre
part, celui d’une sage présence consciente – et qu’ils sont
totalement antagonistes. Si l’un entre dans l’esprit, l’autre
en sort aussitôt. Il ne peut y en avoir qu’un seul à la fois. Si
l’esprit est plein d’un sentiment de moi et de mien, la sagesse
ne peut le pénétrer ; si la sagesse est présente, le moi et
le mien disparaissent. Etre libre du moi et du mien, c’est donc
demeurer dans la présence consciente et la sagesse.
La vacuité est déjà présente ici et maintenant
En
conséquence, pour être clair et concis, même si cela peut paraître
assez effrayant, on dira comme Huang Po, maître de la lignée zen,
que la vacuité est le Dhamma, la vacuité est le Bouddha et la
vacuité est l’esprit originel. La confusion, l’absence de
vacuité, ce n’est pas le Dhamma, pas le Bouddha, pas l’esprit
originel ; c’est un développement apparu par la suite. Il y a
donc ces deux sentiments opposés qui apparaissent. Une fois que nous
les aurons pleinement compris, nous comprendrons tout le Dhamma très
facilement.
Pour
l’instant, vous qui êtes assis ici, à écouter, êtes « vides »,
dans le sens que vous n’êtes pas en train de concocter un
sentiment de moi ou de mien. Vous écoutez et vous avez une attention
sage, de sorte que le sentiment de moi et de mien ne peut pénétrer.
Mais si quelque chose se produit et que l’un de vos sens est
stimulé, cela engendrera un sentiment de moi et de mien et la
vacuité ou sage attention que vous ressentez actuellement
disparaîtra.
Si
nous sommes vides de tout égotisme, il n’y a pas de conscience de
moi et de mien. Nous avons l’attention sage qui permet de mettre
fin à dukkha et qui
est le remède contre la maladie spirituelle. A ce moment-là, la
maladie ne peut pas survenir et la maladie déjà survenue disparaît
comme si on la ramassait et on la jetait au loin. A ce moment-là,
l’esprit est entièrement rempli du Dhamma. Ceci est en accord avec
la remarque selon laquelle la vacuité est l’attention pleine de
sagesse, la vacuité est le Dhamma, la vacuité est le Bouddha car
dès l’instant où l’on est vide de moi et de mien, toutes les
belles qualités de l’ensemble des enseignements bouddhiques sont
présentes.
En
termes simples, disons qu’il y a alors une parfaite attention
doublée de compréhension globale des choses, un clair sentiment de
honte face à ses actions néfastes, une honnête peur du mal, un
parfait mélange de patience et d’endurance, et une bonté à toute
épreuve. Il y a aussi une immense gratitude et une parfaite
honnêteté, au point d’avoir la connaissance et la vision claire
de la réalité qui sont la cause nécessaire à la réalisation du
nibbāna, de l’Eveil
ultime.
L’aide de la vertu
J’ai
abordé les fondements de base en disant que toutes ces vertus
doivent être présentes parce qu’elles font aussi partie du
Dhamma, elles peuvent être un refuge pour le monde. A elles seules,
la honte et la crainte de faire du mal permettraient déjà au monde
de trouver la tranquillité et une paix durable. De nos jours, il
semble que les gens soient souvent durs et dépourvus de tout
sentiment de honte ou de crainte quand il s’agit de faire du mal.
Ils sont capables de faire des choses inacceptables et de persister
dans ce sens, même quand ils voient que leurs actes risquent de
créer des désastres dans le monde entier. C’est ainsi que le
monde est en train d’être détruit par manque de cette simple
vertu.
Prenons
une vertu encore plus humble : la gratitude. Avec cette unique
vertu, le monde pourrait être en paix. Elle nous force à
reconnaître que, dans ce monde, chaque personne est bénéfique à
quelqu’un d’autre. Et pas seulement les personnes ! Les
chats et les chiens, les moineaux eux-mêmes sont un bienfait pour
l’humanité. Si nous prenons conscience de notre dette de gratitude
envers tout cela, nous serons incapables d’agir d’une façon qui
nuise ou oppresse qui que ce soit. Avec la force de cette simple
vertu qu’est la gratitude, nous pouvons aider le monde.
Il
s’ensuit que ces choses que l’on appelle des vertus, si elles
sont vraiment développées, sont de même nature dans le sens que
chacune d’elle a le pouvoir d’aider le monde. Par contre, si les
vertus sont fausses, hypocrites, elles bloquent la voie en créant un
tas désordonné de toutes sortes de contradictions. Quand il y a
vertu véritable, libre de moi et de mien, tout le Dhamma, tout le
Bouddha et tous les phénomènes sont présents dans cet unique
esprit qui est le véritable esprit – l’esprit dans son état
véritable. D’un autre côté, l’esprit qui prolifère sans cesse
et s’enfièvre de moi et de mien est dépourvu de vertu car il n’a
ni attention ni conscience de soi. Il est impulsif et négligent. Il
n’a aucune vision à long terme, aucune considération, aucune
modération. Il ne ressent aucune honte, aucune crainte de mal faire.
La personne est complètement insensible et manque totalement de
gratitude. Son esprit est tellement envahi par l’obscurité qu’elle
peut en arriver à faire des choses qui causeront la destruction du
monde. A ce stade, il ne sert à rien de parler de la claire vision
des choses, d’anicca, dukkha et
anattā [impermanence,
souffrance et non-soi, les trois caractéristiques de l’existence
selon le Bouddha] ou de quoi que ce soit de ce
genre. C’est impossible.
Etre vide ou être perturbé
Nous
devons commencer par bien faire la distinction entre les catégories
« vide de moi » et « pas vide de moi ». La
première est dite « vide », la seconde est dite
« perturbée ». A partir de maintenant, pour simplifier,
nous nous réfèrerons à elles selon ces termes.
D’emblée,
votre bon sens va vous dire que nul n’aime être perturbé. Si je
demandais à cette assemblée : « Que tous ceux qui aiment
être perturbés lèvent la main ! », celui qui la
lèverait serait sûrement un plaisantin. Tout le monde aime être
vide, d’une façon ou d’une autre : certains aiment le vide
paresseux de ne pas avoir à aller travailler, tout le monde aime
être vide de contrariétés, ne pas avoir à s’occuper d’enfants
turbulents. Mais il s’agit là d’un vide de choses extérieures,
ce n’est pas encore le véritable vide.
Le
vide intérieur, c’est être normal, c’est avoir un esprit qui ne
soit ni dispersé ni confus. Tous ceux qui le ressentent en sont très
satisfaits. Et si cet état se développe jusqu’à son niveau le
plus élevé, c’est-à-dire que l’on arrive à être vide de tout
égotisme, c’est l’Eveil, le nibbāna.
L’esprit
perturbé est à l’extrême opposé. Il est perturbé en tout :
dans l’action, la parole, la pensée et l’émotion. Il est dans
la confusion la plus totale, ce qui ne laisse pas la moindre place à
un sentiment de paix ou de bonheur. Les gens dont l’esprit est
perturbé par le moi et le mien, même s’ils prennent refuge dans
les Trois Joyaux, s’engagent à suivre les Préceptes, font des
offrandes et accumulent des mérites, ne peuvent pas être en
présence du Bouddha, du Dhamma et du Sangha ; ils ne font que
suivre des rituels dépourvus de sens. En effet, les véritables
Bouddha, Dhamma et Sangha résident dans l’esprit vide. A chaque
fois que l’esprit est vide de moi et de mien, le Triple Joyau est
présent dans l’instant. Si l’instant ne dure pas, le Bouddha, le
Dhamma et le Sangha sont présents temporairement. Si c’est
définitif et inaltérable, les véritables Bouddha, Dhamma et Sangha
seront toujours présents.
Alors
je vous demande de faire l’effort de vider votre esprit du « moi »
et du « mien » et vous verrez que le Bouddha, le Dhamma
et le Sangha seront régulièrement présents. Continuez à le faire
jusqu’à ce que ce vide soit parfait, jusqu’à ce qu’il soit
absolu. Voilà ce que signifie prendre le Dhamma – qui est à la
fois l’anticorps et le remède à la maladie spirituelle – et le
mettre en œuvre dans votre esprit pour que la maladie n’ait aucun
moyen de réapparaître.
Guérir de la maladie spirituelle
A
ce stade, nous devrions parler un peu plus du traitement et éclaircir
le fait que, pour protéger contre la maladie ou pour la guérir, le
principe mentionné précédemment doit être appliqué ;
autrement dit, le moi et le mien ne doivent absolument pas
intervenir. Comment est-ce possible ? Il existe de nombreuses
méthodes. Chaque maladie physique ou mentale peut être soignée par
une variété de moyens ; on n’est pas obligé de s’appuyer
sur une méthode unique et figée pour la guérir. Cependant,
même si les méthodes diffèrent, le but et le résultat recherchés
sont identiques. De même, pour traiter la maladie spirituelle, le
Bouddha a donné de nombreuses pratiques de façon à répondre aux
besoins de différents peuples, époques, lieux et occasions. Vous
avez certainement déjà entendu parler de plusieurs pratiques, avec
tous les termes qui les décrivent, et vous avez peut-être été
effrayés d’entendre que le Bouddha avait établi 84.000 sujets
principaux du Dhamma ou thèmes de contemplation. S’il y en avait
vraiment 84.000, vous seriez tous découragés. Vous en étudieriez
certains, puis vous les oublieriez et devriez les apprendre à
nouveau pour les oublier encore ; ou bien vous mélangeriez tout
dans votre tête. En fait, il n’y a qu’une simple poignée de
Dhamma, un unique point que le Bouddha a résumé en une phrase :
« On ne doit s’attacher absolument à rien ». Ecouter
cet enseignement, c’est écouter tous les enseignements ;
pratiquer cet enseignement, c’est pratiquer tous les
enseignements ; et recevoir les fruits de cet enseignement,
c’est être guéri de toute maladie.
Toutes
les méthodes visant à éliminer la maladie du moi et du mien
fonctionnent ; tout dépend de comment vous voulez pratiquer.
L’une des manières consiste à constamment contempler le moi
et le mien comme étant illusion ou hallucination. Cela
permet de voir que le sentiment d’être une personne, une entité
apparemment solide que nous considérons familièrement comme étant
moi et mienne, est en réalité une simple illusion. On y parvient en
contemplant le soi au travers du paticcasamuppāda,
la loi universelle d’interdépendance ou enchaînement de cause à
effet.
Par
le paticcasamuppada
Expliquer
le paticcasamuppāda théoriquement
ou techniquement nécessite beaucoup de temps. Il faudrait un ou deux
mois pour développer ce seul thème car, dans le domaine de la
théorie, il a été exposé de plus en plus comme un sujet de
psychologie et de philosophie jusqu’à atteindre un niveau de
complexité excessive. Par contre, dans le domaine de la pratique,
comme l’a dit le Bouddha, cela ne représente qu’une poignée
d’enseignements. Quand un organe des sens (yeux, oreilles, nez,
etc.) perçoit des formes, des sons, des odeurs ou des saveurs, on
appelle cela « contact ». Ensuite, ce contact se
développe en sensation ou sentiment. Celui-ci se
développe en désir avide et le désir se développe en attachement.
L’attachement se développe en devenir ; le devenir entraîne
la « naissance » ou apparition du « moi » et
à partir de cette naissance se produit la souffrance du
vieillissement, de la maladie et de la mort – dukkha.
Je
vous demande de bien voir que, dès qu’il y a contact avec un objet
des sens, ce qui s’ensuit est une sensation puis un désir et ainsi
de suite. C’est ce que l’on appelle le cycle de paticcasamuppāda,
le processus par lequel différentes choses, dont l’existence
dépend d’une cause antérieure, conditionnent l’apparition d’une
autre chose, laquelle, à son tour, conditionne le développement
d’une suivante, etc. Ce processus d’enchaînement montre
que les choses apparaissent suite à des causes qui engendrent des
conséquences et que, nulle part, on ne peut y trouver la présence
d’un « moi ». La roue de l’interdépendance
est le processus qui décrit l’origine conditionnée
de tous les phénomènes.
Pour
en faire bon usage, nous ne devons pas permettre à l’enchaînement
de causes conditionnées de se produire. Nous devons le couper dès
l’instant où se produit le contact sensoriel, sans laisser se
développer le sentiment de satisfaction ou d’insatisfaction qui
pourrait en découler. Quand aucune réaction n’apparaît au niveau
des sentiments, ni le désir ni l’attachement n’apparaissent. Or
c’est précisément là que résident le moi et le mien, au niveau
de l’apparition du désir et de l’attachement ; c’est là
qu’est le piège de l’illusion. Si, au moment du contact
sensoriel, il n’y a que le contact et rien d’autre, le moi et le
mien n’ont aucun moyen de naître. Dès lors, il n’y a pas de
maladie spirituelle et pas de dukkha.
Etre attentif au contact des sens
Voici
une autre méthode. Pour la plupart des gens, il est extrêmement
difficile d’empêcher le contact de donner naissance à un
sentiment. Dès qu’il y a contact sensoriel, un sentiment de
satisfaction ou d’insatisfaction s’ensuit immédiatement.
L’enchaînement ne s’arrête pas au contact parce que l’esprit
n’a jamais été entraîné au Dhamma. Mais il reste encore un
moyen d’échapper à l’inéluctabilité de la souffrance :
quand la sensation apparaît et qu’un sentiment de satisfaction ou
d’insatisfaction s’ensuit, on peut encore s’arrêter juste là ;
laisser la sensation n’être qu’une sensation, le sentiment
n’être qu’un sentiment et puis les laisser passer. Ne leur
permettez pas de continuer à se développer pour devenir désir,
envie de ceci ou refus de cela, en réponse à la satisfaction ou
l’insatisfaction. Parce que, s’il y a satisfaction, il y aura,
par voie de conséquence, désir, convoitise, complaisance,
possessivité, jalousie, etc. Et quand l’insatisfaction est
présente, c’est le désir de se débarrasser des choses qui
apparaît, le désir de battre, de détruire, de tuer. Si ce type de
désirs habite l’esprit, cela signifie que la sensation s’est
déjà développée en désir avide. Dans ce cas, vous devrez
souffrir de la maladie spirituelle de dukkha
et nul n’y pourra rien. Tous les dieux réunis n’y
peuvent rien. Le Bouddha a dit que lui-même n’y pouvait rien,
qu’il n’a pas de pouvoir sur les lois de la nature ; il est
simplement celui qui les révèle pour que les autres puissent
pratiquer en accord avec elles. Si on pratique mal, on souffrira de
dukkha ; si on
pratique correctement, on ne connaîtra pas dukkha.
C’est pourquoi il est dit que, si la sensation s’est développée
jusqu’au stade du désir avide, nul ne peut y remédier. Dès que
la moindre forme d’avidité ou d’aversion apparaît, on ne peut
plus échapper à dukkha.
Dans
ce désir avide qui apparaît dans l’esprit, essayez de distinguer
le sentiment de celui qui désire, du « moi » ; du
moi qui veut ceci ou cela, qui veut faire les choses comme ceci ou
comme cela, ou bien qui a agi ainsi ou a reçu le résultat de ses
actions. Celui qui désire, c’est le « moi » ; et,
comme il veut des choses, il s’en saisit et les déclare siennes,
d’une manière ou d’une autre : « mon » rang
social, « ma » propriété, « ma » sécurité,
« ma » victoire.
Le
sentiment de moi et de mien s’appelle attachement, et il naît du
désir avide, c’est son prolongement dans l’enchaînement des
causes et des effets. Si la roue des enchaînements est arrivée au
stade de l’attachement, cela signifie que le « germe »,
entré par les yeux, les oreilles, le nez, la langue ou le corps, a
mûri au point de pouvoir s’exprimer en symptômes de la maladie
parce que l’attachement est suivi du devenir – l’attachement
conditionne l’apparition du devenir. Le mot « devenir »
peut aussi être traduit par « avoir et être ». Avoir et
être quoi ? Avoir et être « moi » et « mien ».
Quand on parle simplement du devenir, cela signifie que la maladie du
moi et du mien est arrivée à son plein développement.
Dans
notre pratique, nous devons arrêter le processus d’enchaînement
juste au niveau où le contact devient sensation/sentiment ou, si
nous n’y parvenons pas, empêcher le sentiment de devenir désir ;
après, c’est trop tard. C’est précisément
à ce point que le Dhamma doit être présent : là où se
rencontrent les yeux et les formes, les oreilles et les sons, la
langue et les saveurs, etc. On y parvient en s’entraînant sans
cesse à voir que l’on ne doit s’attacher à rien, absolument
à rien. Chez la plupart des gens, une fois que le contact sensoriel
a eu lieu, le sentiment apparaît, suivi du désir, de l’attachement,
du devenir et de la naissance du moi. Ce chemin est si souvent
parcouru qu’il est aussi facile à suivre qu’une pente glissante.
Mais ne le suivez pas ! Dès que le contact sensoriel a lieu,
nous pouvons nous détourner et prendre la voie du discernement, la
voie de l’attention et de la sagesse. Nous pouvons éviter le
chemin du moi et du mien ou, même si nous le suivons jusqu’à
l’apparition des sensations, nous nous en détournons à ce
moment-là pour prendre la voie du discernement. Nous ne nous
laissons pas glisser sur la pente du moi et du mien, et nous évitons
ainsi toutes les formes de souffrance. Si nous y parvenons bien et si
nous suivons la méthode juste à la perfection, nous pouvons même
réaliser l’état d’Arahant.
Le
Bouddha a enseigné un principe très simple à un disciple du nom de
Bahiya :
« O,
Bahiya,
Quand
tu vois une forme, qu’il n’y ait que le voir.
Quand
tu entends un son, qu’il n’y ait que l’entendre.
Quand
tu sens une odeur, qu’il n’y ait que le sentir.
Quand
tu goûtes une saveur, qu’il n’y ait que le goûter.
Quand
tu as une sensation physique, que ce ne soit qu’une sensation.
Et
quand une pensée apparaît,
que
ce ne soit qu’un phénomène naturel qui apparaît dans l’esprit.
Ainsi,
il n’y aura pas de soi.
Quand
il n’y aura pas de soi, il n’y aura pas de mouvement ici et là
et
pas d’arrêt nulle part.
C’est
la fin de dukkha. C’est le nibbāna.
A
chaque fois qu’il en est ainsi, c’est le nibbāna.
Si cela dure, c’est un nibbāna
qui dure ; si c’est temporaire, c’est un
nibbāna temporaire.
En d’autres termes, il s’agit d’un seul et unique principe.
Quelle
que soit la pratique que vous adoptiez, il faut qu’elle mène à
l’équanimité vis-à-vis des objets des sens avec lesquels vous
entrez en contact, ou à leur cessation. Quelle que soit la technique
de contemplation que vous pratiquiez, si vous la faites correctement,
sans tricher, elle aboutira à cela : vous ne laisserez pas les
données sensorielles engendrer un sentiment de moi et de mien. A
partir de là, il n’est pas difficile de détruire les obstacles
qui obscurcissent l’esprit puisque, quand vous pratiquez ainsi, ils
sont automatiquement détruits.
Pour
faire une comparaison simple, c’est comme avoir un chat à la
maison pour empêcher les souris de venir faire des dégâts. Tout ce
que nous avons à faire, c’est nous occuper du chat et les souris
disparaîtront sans que nous ayons à les chasser. Le chat fera son
travail et il n’y aura plus de souris. Grâce au chat, il n’y
aura plus d’indésirables. De même, si nous nous contentons de
veiller correctement sur les yeux, les oreilles, le nez, la bouche,
le corps et le mental, les obstacles à l’Eveil disparaîtront
naturellement.
Vivre
correctement dans le monde
Bien
sûr, nous utilisons là un langage conventionnel. C’est comme
lorsque le Bouddha dit : « Si vous vous comportez
correctement, le monde ne sera pas dépourvu d’Arahants. »
Faites bien attention à ceci : vivez simplement de manière
correcte et juste – vous n’avez rien de plus à faire – et le
monde ne sera pas dépourvu d’Arahants. Ce n’est pas rien !
Juste avant sa mort, le Bouddha a dit : « Bhikkhu,
si vous vivez correctement, le monde ne sera pas sans Arahants ».
Comment
fait-on pour vivre correctement de manière à ce que le monde ne
soit pas dépourvu d’Arahants ? Vivre « correctement »,
c’est vivre sans se laisser toucher par les formes, les sons, les
odeurs, les saveurs et les sensations physiques. En d’autres
termes, on les ressent mais ce ressenti ne pénètre pas assez en
nous pour engendrer des émotions comme le désir ou l’attachement.
Nous vivons avec sagesse. Nous vivons en développant une attention
capable de discerner la vérité des choses, vides de moi et de mien,
comme expliqué plus haut. Et cela parce que nous avons suffisamment
étudié les choses et que nous avons pratiqué ainsi jusqu’à être
suffisamment compétents. Ainsi, quand un contact sensoriel se
produit, l’objet des sens meurt comme une vague qui se brise sur la
rive… ou comme si nous avions un chat à la maison qui chasse les
souris et les éloigne vers les champs.
Si
nous vivons « correctement », selon les principes de
non-attachement, les formes, les sons, les odeurs, les saveurs et les
sensations physiques ne peuvent pas nous faire de mal. Nous les
ressentons et nous en tenons compte mais nous les traitons avec une
attention capable de discerner leur vérité. A partir de là, nous
pouvons utiliser les choses, les consommer, les posséder ou les
garder sans que cela entraîne de la souffrance parce que c’est
comme si ces choses n’existaient pas. Nous pourrions tout aussi
bien ne pas les utiliser, ne pas les consommer, ne pas les garder car
nous sommes conscients qu’elles ne sont pas « nous » ni
« à nous ».
Par
contre, quand tout est fait à partir du moi et du mien, dukkha
est toujours présent. Avant même de consommer quelque
chose ou de s’en emparer, il y a déjà insatisfaction et, pendant
que l’on consomme ou que l’on prend, c’est encore pire. Tout
est dukkha. Cela
s’appelle « ne pas vivre correctement » et le résultat
est que nous sommes harcelés par la maladie de dukkha.
Quand
nous vivons « correctement », la maladie n’a aucun
moyen d’apparaître. Pour donner une autre image et expliquer ce
point, nous dirons que, si nous vivons correctement, les pollutions
mentales – avidité, aversion et ignorance – ne sont plus
« nourries », de sorte qu’elles s’amenuisent puis
disparaissent. On peut aussi comparer cela à un tigre furieux que
l’on met en cage sans nourriture : nous n’aurons pas besoin
de le tuer, il mourra tout seul. Nous enfermons les formes, les sons,
les odeurs, les saveurs, les sensations physiques et les phénomènes
mentaux, juste au point où ils entrent en contact avec nos yeux, nos
oreilles, notre nez, notre bouche, notre corps ou notre esprit. Nous
les mettons en cage là, sur-le-champ. En pratiquant correctement, en
faisant cela systématiquement, nous affamerons les pollutions
mentales ; elles ne renaîtront plus, elles ne se répandront
plus et le germe mourra.
Le
Bouddha a dit que si nous vivons correctement, si nous vivons
simplement de manière juste, la terre ne manquera pas d’Arahants.
Cela s’appelle pratiquer selon le principe de la loi
d’interdépendance. C’est la façon juste de vivre par laquelle
les pollutions mentales ne peuvent pas apparaître ; on voit
clairement que moi et mien ne sont qu’une illusion puisqu’ils
n’apparaissent que lorsqu’il y a un contact sensoriel qui
entraîne l’apparition d’une sensation et d’un ressenti qui se
développe à son tour en désir et attachement. Si on arrive à
éviter l’apparition du désir, il n’y a pas de saisie d’un moi
ou d’un mien. Vous devez donc comprendre très clairement que le
« moi » et le « mien » sont une fabrication,
qu’ils n’ont rien de réel. Ce sont des illusions tout comme une
vague qui apparaît à cause du vent : l’eau est réelle et le
vent est réel mais la vague est une illusion. Cette comparaison
n’est pas parfaite mais elle montre l’aspect illusoire de la
vague qui est « fabriquée » par le vent soufflant sur
l’eau ; c’est un mouvement de l’eau provoqué par le vent
qui ensuite disparaît. Le sentiment de moi et de mien qui apparaît
sans cesse au long de la journée est comme la vague. L’eau de
l’objet des sens entre en contact avec le vent de l’ignorance, et
des vagues de moi et de mien se forment ainsi tout au long de la
journée.
Voir
la naissance du moi
Une
apparition du sentiment de moi et de mien est appelée une
« naissance ». Dans le contexte où le Bouddha a employé
ce mot, il ne s’agit pas d’une naissance comme la naissance d’un
bébé – c’est trop matériel ! La naissance dont parlait le
Bouddha était d’ordre spirituel ; c’était la naissance du
moi et du mien causée par l’apparition de l’attachement. D’une
certaine manière, il peut y avoir des centaines de naissances. Leur
nombre dépend de la capacité de chacun mais, à chaque naissance,
le moi et le mien apparaissent, s’effacent lentement, disparaissent
progressivement et puis meurent. Très vite, avec un nouveau contact
sensoriel, une autre « naissance » a lieu. Chaque
naissance engendre une réaction qui se reporte sur la suivante.
C’est ce que l’on appelle le kamma : il vient d’une vie
précédente et mûrit dans la naissance actuelle puis se transmet
encore plus loin. C’est ce qui se passe à chaque naissance. C’est
ce que l’on entend par « les fruits du kamma » et
« recevoir les fruits du kamma ». Cette interprétation
est en accord avec les paroles du Bouddha. Si nous ne les comprenons
pas ainsi, nous nous éloignons du sujet. C’est de cette façon que
nous devons comprendre la « naissance », le kamma et les
fruits du kamma. Par exemple, on peut naître comme quelqu’un qui
désire un objet agréable puis mourir et ensuite renaître comme un
voleur qui va s’emparer de cet objet ; ensuite encore une mort
et une renaissance comme quelqu’un qui a plaisir à utiliser cet
objet. Peu de temps plus tard, on peut renaître comme un condamné
en prison. Ces sortes de naissance sont multiples et confuses car
d’innombrables fils se combinent et se mélangent. Mais si vous y
regardez de plus près, vous comprendrez qu’à l’instant même où
on cesse de « naître », le nibbāna
est présent ; le nibbāna
ne naît pas, il ne vieillit pas, ne tombe pas malade et
ne meurt pas. Mais s’il y a encore « naissance »,
encore le sentiment de moi et de mien, la roue des naissances et des
morts continue à tourner en un enchaînement perpétuel de dukkha.
Attention
à ne pas croire que l’absence de naissance du moi et du mien
signifie que l’on est vide au point de ne rien ressentir du tout.
On n’est pas assis comme une statue ou une bûche. Au contraire, on
est extrêmement actif. Etre parfaitement vide de « naissance »,
vide de « moi », c’est être si parfaitement attentif
et sage que tout ce que l’on fait coule naturellement de source.
Comme il n’y a pas de pensée erronée, pas de parole fausse, pas
d’action malveillante, on agit avec rapidité et assurance. Il n’y
a pas de possibilité d’erreur parce que l’attention et la
sagesse sont naturelles et spontanées. Cet état d’esprit est
appelé « vide de soi ». Celui qui est vide de soi, qui
est nibbāna, peut
tout faire et le faire sans la moindre erreur. Ses actions sont
nombreuses, extrêmement vives et bénéfiques.
N’allez
pas croire que, si vous êtes libre du moi, vous ne pourrez plus rien
faire, vous arrêterez tout et serez complètement léthargique, las
ou indifférent. C’est une idée que vous vous faites ! C’est
à cause de votre ignorance que vous avez peur du vide, peur du
nibbāna, peur que la
fin de vos désirs signifie l’ennui.
En
réalité, la fin du désir est le plaisir ultime, le plus grand des
bonheurs. C’est le véritable plaisir et le véritable bonheur.
C’est la fin de la douleur, du mensonge et de l’illusion. Le
plaisir des gens ordinaires, non éveillés, est un plaisir
illusoire, trompeur, qui n’apporte que souffrance. C’est comme
l’appât au bout d’une ligne : une fois avalé l’appât
convoité, on est prisonnier de l’hameçon. Cela revient à tomber
dans les mains du diable. C’est la confusion permanente ; on
est piégé dans la roue des naissances et des morts, dans le
tourbillon de dukkha,
incapable de s’en libérer. C’est pourquoi voir, grâce à la
pratique issue de paticcasamuppada
– la roue des enchaînements conditionnés – que le
moi et le mien sont une illusion, est une voie de Libération.
Par
la compréhension d’anicca, dukkha et anattā
Il
y a une autre méthode qui consiste à voir, grâce à la
compréhension d’anicca,
dukkha, et anattā
(impermanence, souffrance et non-soi) que les objets des
sens – formes, sons, odeurs, saveurs, objets tangibles et
phénomènes mentaux – sont eux aussi des illusions. Il ne faut pas
prendre cette question à la légère. Ce n’est pas un sujet
réservé aux personnes âgées ou une prière pour les mourants.
C’est un enseignement que les vivants doivent étudier et utiliser
au quotidien. Une personne capable d’utiliser sa compréhension
d’anicca, dukkha
et anattā pour
orienter sa vie de tous les jours possède l’anticorps ultime, de
sorte que, pour elle, les formes, les sons, les odeurs, les saveurs,
etc. ne peuvent plus se transformer en poison. Elle a trouvé la
sécurité. Il est intéressant de voir que le Bouddha n’a pas
utilisé le mot « bonheur » car il peut prêter à
confusion ; le mot « sécurité » fait bien
l’affaire : il signifie « libre et en paix ». Ce
mot signifie littéralement « libre des poisons du mental »,
de ce qui perturbe. Etre protégé de ce qui nous perturbe, c’est
être vide, nibbāna.
Si vous voulez une vie sûre, protégée, vous devez vous appuyer sur
une profonde compréhension de l’impermanence, de la souffrance et
du non-soi. Cela vous permettra de résister aux formes, aux sons,
aux odeurs, aux saveurs et aux sensations physiques que vous
ressentirez sans tomber dans le désir ni l’aversion. Il n’y a
que deux formes de désordre : se perdre dans le désir et se
perdre dans l’aversion – les causes du rire et des larmes. Si
l’on voit que le rire n’est qu’une forme d’halètement et de
suffocation, que les larmes en sont une autre forme, et qu’il vaut
mieux rester calme et serein, on appelle cela « être en
sécurité ». On n’est plus esclave des objets des sens, du
rire et des larmes selon leurs attraits. On est libre, détendu, en
sécurité – c’est beaucoup mieux. Cela, c’est utiliser anicca,
dukkha et
anattā comme outils pour
orienter la vie de tous les jours. Nous sommes en mesure de voir que
les objets des sens sont illusoires. Exactement comme voir le moi et
le mien comme une illusion parce qu’ils sont conditionnés par les
objets des sens, nous pouvons voir que les objets des sens eux-mêmes
sont illusoires grâce à une profonde compréhension de
l’impermanence, la souffrance et le non-soi. Ainsi, la maladie de
dukkha ne se déclare
pas.
En
voyant que le plaisir est illusion
Nous
allons maintenant considérer la notion de plaisir et de
satisfaction. Plaisir et satisfaction sont une illusion, comme une
vague qui s’enfle de temps à autre mais n’a aucune réalité
en elle-même. J’insiste sur ce point parce que toute chose,
partout, est évaluée en fonction de la somme de plaisir qu’elle
procure. Réfléchissez un peu : pourquoi étudiez-vous ?
Pourquoi faites-vous le travail que vous faites ? Pourquoi
amassez-vous de l’argent, une position sociale, de la gloire ou des
disciples ? Uniquement pour le plaisir que cela procure. Si nous
comprenons cela, simplement cela, et que nous réglons cette question
correctement, tout tournera pour le mieux. Nous devons donc
comprendre le processus de recherche du plaisir tel qu’il est
réellement et voir qu’il est encore une forme d’illusion.
Nous
devons considérer la recherche du plaisir, à la
lumière de sa nature illusoire. Il serait tout à fait ridicule de
développer un sentiment d’aversion à son égard, de même qu’être
séduit et devenir son esclave. Agir correctement face à cela, c’est
le Dhamma, c’est agir comme un disciple du Bouddha ; on peut
alors contrecarrer dukkha et
ne pas être forcé de souffrir de la maladie spirituelle. On y
parvient en contemplant la nature illusoire de la recherche du
plaisir : c’est comme une vague qui apparaît à cause du vent
qui souffle sur l’eau. Autrement dit, quand les formes, les sons,
les odeurs et les saveurs pénètrent, la bêtise de l’ignorance et
de la vision erronée va à leur rencontre. De ce contact naît la
vague de plaisir qui ensuite s’écrase et se désintègre. Si nous
regardons les choses ainsi, nous ne serons plus esclaves de la
recherche du plaisir, nous serons capables de régler les choses sans
souffrir ; notre famille sera libre, débarrassée de dukkha,
nos voisins seront débarrassés de dukkha,
le monde entier sera débarrassé de dukkha,
et nous serons la cause de tout cela. Si tout le monde
voyait les choses ainsi, le monde serait durablement en paix et
connaîtrait un bonheur véritable.
Voici
comment on bénéficie de la guérison de la maladie par diverses
méthodes, comment on cesse de souffrir de la maladie du moi et du
mien.
Conclusion
Ces
trois exemples que j’ai donnés sont suffisants car le temps nous
manque. Nous avons pu voir le caractère illusoire de la notion de
« moi » et de « mien » grâce au
paticcasamuppada ;
la nature illusoire des objets des sens grâce au principe d’anicca,
dukkha et anattā ;
et la nature illusoire de la notion de plaisir. Pour que ces méthodes
soient efficaces, nous devons regarder les choses de près, être
attentifs, avoir vigilance, présence et conscience de soi au moment
précis où les objets des sens entrent en contact avec les yeux, les
oreilles, le nez, la bouche, le corps et l’esprit, à la façon
dont le Bouddha a enjoint Bahiya de le faire : laisser le voir
n’être que le voir et l’entendre être simplement l’entendre ;
ne pas engendrer de sentiment ou, si un sentiment est déjà présent,
ne pas le laisser se développer en désir. Egalement être vraiment
attentifs à cette notion de « vide » et de
« perturbation ».
Vous
allez repartir chez vous, maintenant, après avoir entendu ce type
d’enseignement pour la première fois. Alors, observez vos propres
fonctionnements jusqu’à bien comprendre qu’en réalité, nous
sommes très souvent « vides » dans les moments de notre
vie où il n’y a pas de confusion mentale, et que ce vide
s’accompagne de beaucoup de présence et de conscience. La
« perturbation », le sentiment d’être un « moi »,
arrive de temps à autre, et cette apparition intermittente est
appelée une naissance. Or quand il y a naissance, il y a souffrance.
Mais il y a aussi de nombreux moments sans naissance et donc sans
souffrance du tout. Malheureusement, les gens ne s’en rendent pas
compte ; ils passent à côté du nibbāna
omniprésent, inconscients de sa présence.
Même
s’il ne s’agit que d’un minuscule nibbāna,
d’un petit avant-goût, il est de même nature que le véritable
nibbāna et ne diffère
que dans la durée. Il ne dure pas parce que nous ne savons pas
comment nous protéger de la maladie ni comment en venir à bout. Par
conséquent, la maladie s’infiltre régulièrement et interrompt le
nibbāna.
Si
quelqu’un est doté d’assez d’intelligence pour savoir qu’en
vérité l’esprit est fondamentalement vide, qu’il est déjà
nibbāna, il saura que
la seule chose à faire, c’est veiller à ce qu’il ne soit pas
infiltré par de nouveaux éléments. Alors, ne les laissez pas
entrer ! Extirpez-les ! Si nous ne les laissons pas entrer
dans notre maison, elle pourra être vide tout le temps.
La
façon de les extirper est de pratiquer le Dhamma selon les
enseignements du Bouddha. Cela aura pour conséquence d’éveiller
énergie et inspiration, foi solide dans le Dhamma, effort sincère
dans la pratique, absorption dans la méditation, et vigilance
permanente [les quatre « voies vers le
succès »]. A partir de là, on parviendra
au but sans difficulté.
Si
nous partons sur des bases manquant de sagesse, ce sera extrêmement
difficile, plus dur que faire rouler un rocher vers le haut d’une
montagne. Mais si nous abordons la chose de manière juste, ce sera
plus facile que faire rouler un rocher vers le bas d’une montagne.
N’oublions
pas que nous devons avoir sans cesse conscience de nous-mêmes. Ne
soyez pas distraits, ne manquez pas de vigilance. Observez sans cesse
le « vide » et les « perturbations » qui se
produisent au cours de la journée. Que l’esprit soit conscient et
se réjouisse du vide, le nibbāna
omniprésent. Ne le laissez pas pencher vers une
compréhension erronée et se perdre dans des choses qui le
distraient.
A
l’heure actuelle, le plus grave problème est que personne n’a
vraiment envie de mettre un terme à dukkha.
Nous en sommes arrivés à un point où les gens n’osent pas
affirmer que nous sommes nés pour nous libérer de dukkha.
Il semble que nous soyons nés pour n’importe quoi, tant que cela
nous plaît et nous amuse. Nous nous contentons de suivre aveuglément
ce qui nous entoure. En réalité, mettre fin à dukkha
n’est pas difficile, ce n’est pas au-delà de nos
capacités, pas plus que n’importe quel travail ou métier. Le seul
problème est que nous ne comprenons pas, nous tournons le dos à
cette question, de sorte que nous souffrons constamment.
En
conséquence, la fin ou la libération de la maladie spirituelle
réside dans la capacité à empêcher l’apparition du « moi »
et du « mien ». Cette libération de la maladie est
appelée « le plus grand des cadeaux ». C’est ainsi que
les disciples du Bouddha présentaient le Dhamma à l’époque. A
travers villes et villages, ils en faisaient l’éloge comme des
vendeurs de potions médicinales : « la libération de la
maladie est le plus grand des biens. Bonne santé, grande
richesse ! » Il ne s’agit pas de guérir les maux de
dents ou autres problèmes de ce genre. La maladie spirituelle dont
parlait le Bouddha est la maladie qui procure le plus de souffrances,
la véritable maladie ; et le remède à cette maladie doit être
proportionnellement efficace.
De
nos jours, notre échappatoire habituelle se produit, souvent à
notre insu, quand les phénomènes qui causent notre souffrance sont
remplacés par leur contraire. Mais quand nous choisissons de veiller
sur l’esprit, il peut être plus vide que cela, plus libre de la
maladie et cela s’appelle « la délivrance par la
suppression », parce que nous maintenons l’esprit sous le
contrôle d’une vigilance indéfectible. Mais si nous pouvons mener
cela avec une pleine compétence et éradiquer complètement le
germe, cela s’appelle « la libération
par l’éradication », ce qui signifie que nous tuons
définitivement le germe de la maladie. Cette fois, ce sera davantage
qu’un hasard ou une suppression temporaire.
En
général, on ressent au moins les résultats du remplacement par le
contraire, et c’est déjà une grande avancée. Si l’on va plus
loin, on peut parvenir à la délivrance par la suppression et même
à l’éradication totale, le plus haut niveau. Dès lors, on ne vit
plus dans l’avidité, l’aversion, l’ignorance de ce qui est, et
tous les désirs. On vit dans la paix, la sécurité, dans la
conscience et la sagesse, libre de la souffrance et de l’agitation.
C’est comme la fraîcheur innocente d’un enfant. Ainsi guérit-on
de la maladie spirituelle.
Pour
terminer, je voudrais vous demander, à vous tous rassemblés ici en
tant que bouddhistes, d’être bien conscients du véritable but de
notre rencontre. Si vous pensez qu’il s’agit de s’engager sur
un chemin de bonté et de vérité, soyez en harmonie avec cette
détermination, renoncez à ce qui est laid et malsain pour acquérir
ce qui est sain, qui a de la valeur, qui est excellent. Persévérez
dans vos efforts, ne vous relâchez pas. Développez cette approche
et progressez sur cette voie de façon à en bénéficier vous-mêmes
et à en faire profiter toute l’humanité. Après, vous pourrez
dire que vous aurez fait ce qu’un être humain peut faire de mieux
dans sa vie et vous aurez reçu la meilleure chose qu’un être
humain puisse recevoir. Il n’y a rien qui aille au-delà. Tout est
là.
Cela
signifie que nous sommes arrivés au bout de tout ce qui doit être
étudié, réalisé ou vécu en résultat de nos actions. Notre vie
est totalement libre de dukkha,
pendant que nous recherchons cette paix et pendant que nous en
bénéficions. Quand nous vaquons à nos tâches – aussi bien
études que travail – il n’y a pas de dukkha.
Quand nous recevons les fruits de notre travail sur le plan matériel
– richesse, position sociale, prestige et célébrité – il n’y
a pas de dukkha.
Dukkha est absent de
toutes les situations. Nous sommes des êtres véritablement élevés.
C’est
comme attraper un poisson sans se piquer à l’hameçon et puis le
manger sans s’étouffer avec les arêtes. Attraper le poisson n’est
pas souffrance et le manger n’est pas souffrance. Tout simplement.
Je
souhaite que vous compreniez pleinement ces notions de maladie
physique, maladie mentale et maladie spirituelle. Si vous ne
permettez pas à cette compréhension de se relâcher, elle pourra
traiter et guérir toute maladie. Vous serez alors libres de la
maladie et vous vérifierez la vérité de ces paroles : « La
véritable santé est la plus grande des richesses. »
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