J'accepte qu'une pierre ne soit pas ronde




Hier, le prédicateur de ses vérités à lui
Est encore venu me parler.
Il a parlé de la souffrance des classes laborieuses
(Non pas celles des individus qui souffrent, ceux qui, en somme, endurent la souffrance).
Il a parlé de l'injustice du fait que certains aient de l'argent,
Et d'autres faim, ce dont j'ignore si c'est faim de manger
Ou faim du dessert d'autrui.
Il a parlé de tout ce qui pouvait le mettre en colère.

Comme il doit être heureux celui qui peut penser au malheur des autres !
Comme il est stupide d'ignorer que le malheur des autres appartient aux autres,
Et ne se soigne pas de l'extérieur,
parce que souffrir, c'est manquer d'encre,
Ou, pour une caisse, être mal cerclée !

L'existence de l'injustice est comme l'existence de la mort.
Je ne ferai jamais un pas pour modifier
Ce qu'on appelle l'injustice du monde.
Ferais-je mille pas pour cela, que ce ne serait que mille pas.
J'accepte l'injustice comme j'accepte qu'une pierre ne soit pas ronde,
Et qu'un chêne liège ne soit ni pin ni rouvre.

J'ai coupé l'orange en deux, les deux parties ne pouvaient être égales,
Envers laquelle ai-je été injuste - moi qui vais les manger toutes deux ?


Fernando Pessoa, "Poèmes désassemblés" (1913-1915) / Éditions de La Différence

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