"Si je dois mourir jeune" de Fernando Pessoa



Si je dois mourir jeune,
Sans pouvoir publier un seul livre,
Sans voir l'allure qu'auront mes vers en caractère d'imprimerie,
Je supplie celui qui voudrait s'affliger sur mon sort,
De n'en rien faire.
Si les choses se sont ainsi passées, ainsi sont-elles justes.

Que mes vers ne soient jamais imprimés,
Ils auront néanmoins leur beauté, si tant est qu'ils fussent beaux.

Mais ils ne peuvent être beaux et rester inédits,
Car si les racines peuvent rester sous terre,
Les fleurs doivent fleurir à l'air libre et à la vue de tous.
Ainsi doit-il en être, coûte que coûte, et rien ne peut s'y opposer.

Si je dois mourir très jeune, écoutez ceci :
Je n'ai jamais été qu'un enfant qui jouait.
J'ai été, comme le soleil et l'eau, idolâtre
D'une religion universelle que seuls les hommes ignorent.
J'ai été heureux parce que je n'ai rien demandé,
Et n'ai rien cherché à trouver
Et n'ai par non plus cherché d'autre explication
Que celle selon laquelle le mot explication n'a pas de sens.

Je n'ai rien désiré que rester au soleil ou à la pluie,
Au soleil quand il faisait soleil,
A la pluie quand il pleuvait
(Et jamais l'inverse).
Sentir la chaleur et le froid et le vent,
Et ne pas aller au delà. 

Une fois, j'ai aimé, j'ai cru qu'on m'aimerait,
Mais je n'ai pas été aimé.
Je ne l'ai pas été pour l'unique grande raison
Que cela ne devait pas être.

Je me suis consolé en retournant au soleil et à la pluie,
En m'asseyant de nouveau devant la porte de ma maison.
Les champs, finalement, ne sont pas aussi verts pour ceux qui sont aimés
Que pour ceux qui ne le sont pas.
Sentir, c'est être distrait.



Fernando Pessoa, "Poèmes désassemblés" (1913-1915) / Éditions de La Différence

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